chapitre 6

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Quand nous dansions, ton front dégarni à cette époque se penchait sur le mien. Le même sourire heureux éclairait nos visages. La pression de ta main devenait plus tendre, plus possessive. Tout en moi asquiesçait et nos relations durèrent à travers années scolaires et vacances, fortifiées en moi par la découverte de ton intelligence fine, de ta sensibilité enveloppante, de ta serviabilité, de ton ambition, qui n'admettait point la médiocrité. Cette ambition t'a conduit, à ta sortie de l'école, à la préparation solitairede tes deux baccalauréats. Puis tu partis en France, y vécus, selon tes lettres, en reclus, accordant peu d'importance au cadre étincelant qui gênait ton regard, mais tu embrassais le sens profond d'une histoire qui a fait des prodiges, et d'une immense culture qui te submergeait. Le teint laiteux des femmes ne te retint pas. Toujours, selon tes lettres, « ce que la femme blanche possède de plus que la négresse sur le plan strictement physique est la variété dans la couleur, l'abondance, la longueur et la souplesse de la chevelure. Il y'a aussi le regard qui peut être bleu, vert, souvent couleur de miel neuf ». Tu te lamentais aussi de la mosorité des cieux où ne se balance nulle coiffe de cocotier. Te manquait « le dandinement des négresses, le long des trottoirs », cette lenteur gracieuse propre à l'Afrique, qui charmait tes yeux. Tu avais mal jusqu'aux entrailles du rythme intense des gens et de l'engourdissement du froid. Tu concluais en te disant arc-bouté aux études. Tu concluais en dévidant des tendresses. Tu concluais en me rassurant : « C'est toi que je porte en moi. Tu es ma négresse protectrice. Vite te retrouver rien que pour une pression de mains qui me fera oublier faim et soif et solitude. »
   Et tu revins triomphant. Licencié en droit ! À la parade de l'avocat, malgré ta voix et tes dons d'orateur, tu préféras un travail obscur, moins rémunéré mais constructif pour ton pays.
    Tes prouesses ne s'arrêtèrent pas là. L'introduction dans notre cercle de ton ami Mawdo Bâ changera la vie de ma meilleure amie, Aîssatou.
   Je ne ris plus des réticences de ma mère à ton égard, car une mère sent d'instinct où se trouve le bonheur de son enfant. Je ne ris plus en pensant qu'elle te trouvait trop beau, trop poli, trop parfait pour un homme. Elle te parlait souvent de la séparation voyante de tes premières incisives supérieures, signes de primauté de la sensualité en l'individu. Que n'a-t-elle pas fait, dès lors, pour nous séparer ? De toi, elle ne voyait que l'éternel complet kaki, l'uniforme de ton école. De toi, elle ne retenait que les visites trop longues. Tu etais oisif, disait-elle, plein de temps à gaspiller. Et ce temps, tu l'employais à « farcir » ma tête au détriment de jeunes gens plus intéressants.
  Car, premières pionnières de la promotion de la femme africaine, nous étions peu nombreuses. Des hommes nous taxaient d'écervelées, d'autre nous désignaient comme des diablesses. Mais beaucoup voulaient nous posséder. Combien de rêves avions-nous alimentés désespérément, qui auraient pu se concrétiser en bonheur durable et que nous avons déçus pour en embrasser d'autres qui ont piteusement éclaté comme bulles de savon, nous laissant la main vide ?
   Aissatou, je n'oublierai jamais la femme blanche qui, la première, a voulu pour nous un destin « hors du commun. » Notre école, revoyons-la ensemble, verte, rose, bleue, et jaune, véritable arc-en-ciel: verte, bleue, et jaune, couleurs des fleurs qui envahissaient la cour; rose: couleur des dortoirs aux lits impeccablement dressés. Notre école, entendons vibrer ses murs de notre fougue à l'étude. Revivons la griserie de son atmosphère, les nuits, alors que retentissait pleine d'espérance, la chanson du sour, notre prière commune. Le recrutement qui se faisait par voie de concours à l'échelle de l'ancienne Afrique Occidentale Française, démantelée aujourd'hui en Républiques autonomes, permettait un brassage fructueux d'intelligences, de caractères, des mœurs et coutumes différents. Rien n'y distinguait, si ce n'étaient des traits spécifiquement raciaux, le Fon du Dahomey et la Malinké de Guinée. Des amitiés s'y nouaient, qui ont résisté au temps et à l'éloignement. Nous étions de véritables sœurs destinées à la même mission émancipatrice.

Une si longue lettreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant