Prologue

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Diane se cacha sous la tente formée par les couvertures et son frère, Gregory, âgé de trois ans de moins qu'elle, la rejoignit aussitôt.

— Voici mon repaire secret, présenta fièrement la petite fille en levant haut le menton.

Son compagnon écarquilla les yeux en remarquant l'éclairage procuré par des bougies, les livres et les jouets semés ça et là ainsi que les coussins disposés avec goût pour apporter plus de confort à cette cachette rudimentaire. Il battit des mains et s'installa confortablement quand sa sœur l'y invita en prenant des intonations mondaines.

Après bien des disputes, Diane avait finalement accepté de révéler son coin à elle. La situation était particulière : en bas, les adultes criaient, et les draps offraient une forme de protection au monde extérieur. Les sons parvenaient moins forts et la sombreur du lieu semblait en faire une autre dimension, détachée de tous les problèmes. Elle avait vu il y a quelques jours Gregory se couvrir les oreilles de son oreiller en attendant que l'ouragan s'apaisât et avait décidé de lui ouvrir les clefs de son univers pour le protéger. C'était aussi, elle devait bien l'avouer, une manière de faire passer le temps plus vite, car elle détestait entendre les terribles hurlements. Jouer permettait d'oublier.

La jeune fille, goûtant l'étonnement qui brillait dans les yeux du garçonnet, se rengorgea :

— Alors ? Qu'en penses-tu ?

— C'est super ! s'écria-t-il, ravi, en lui offrant son adorable sourire joufflu.

Elle passa une main dans les cheveux de Gregory, bruns et lisses comme les siens, aussi doux que de la soie, et les décoiffa. Il se plaignit, bien sûr, et tâcha d'obtenir vengeance, mais sa sœur était trop grande, et il finit par abandonner.

Un cri féminin plus fort que les autres les figea. Il avait percé la barrière des couvertures aisément. Puis Diane se ressaisit et tendit une épée en bois à son frère, tandis qu'elle-même en prenait une autre.

— Jouons aux chevaliers, d'accord ?

Le petit acquiesça sérieusement, avant de lancer l'offensive tout en demeurant assis. Seul son bras bougeait, étant donné l'étroitesse de leur repaire. Un rugissement, toutefois, l'interrompit dans son mouvement, auquel répondit un horrible glapissement. Le garçonnet se roula en boule par terre et couvrit ses oreilles de ses mains tandis que sa sœur essayait de comprendre ce qui se passait en bas, inquiète. En temps normal, elle aurait imité Gregory, mais le silence soudain lui parut anormal. Impossible.

Elle s'approcha de l'enfant à quatre pattes et lui caressa la tête pour attirer son attention. Mais il émettait de petits bruits continus avec sa bouche pour tout recouvrir de sa voix et gardait résolument les yeux fermés. La jeune fille lui parla tout de même, au cas où :

— Je vais aller voir ce qui se passe. Reste là, d'accord ?

Elle n'obtint pas de réponse et la tristesse voila momentanément ses yeux d'un vert émeraude unique. Son frère se fermait pour échapper à la souffrance, s'ouvrant à un monde plus riche, celui de son imagination. Elle savait qu'il n'irait probablement pas mieux avant le lendemain, quoi qu'elle fît. Le laisser seul était la meilleure chose à faire : elle avait remarqué qu'en s'éloignant, sa respiration haletante s'apaisait légèrement. Elle n'aimait pas l'abandonner dans cet état, mais n'avait pas vraiment le choix. Et, de toute manière, il fallait qu'elle vît de ses propres yeux les événements qu'ils cherchaient à fuir. Un mauvais pressentiment serrait son cœur.

En sortant de la tente, elle dressa l'oreille, espérant surprendre de nouveaux bruits, mais le silence régnait. Elle rejoignit la porte à pas de loup, l'ouvrit avec une grande délicatesse et se glissa dans le couloir sur la pointe des pieds. Là encore, elle s'arrêta un instant pour tâcher d'écouter, mais rien ne lui parvint, mis à part son souffle saccadé. Elle le retint en atteignant le grand escalier de bois sombre, consciente qu'on pourrait à présent la surprendre facilement. Elle s'accroupit et commença de descendre, lentement, petit à petit, les innombrables marches qui se dressaient entre elle et son objectif.

En constatant que le hall était désert, elle se redressa et, encore une fois, fit appel à son ouïe. Elle crut percevoir un rire sinistre à sa droite. « Ils sont dans la salle à manger », devina Diane. Elle s'y rendit, toujours en déployant des trésors de discrétion. La porte était entrebâillée.

Le dos collé au mur, elle retint son souffle puis se pencha légèrement pour tâcher de voir la scène qui se déroulait dans la pièce. Il lui fallut du temps pour repérer le couple, et quand elle y parvint finalement, elle se rejeta en arrière vivement, les yeux écarquillés par la stupéfaction.

Sa mère était étendue au sol.

Sans plus réfléchir, elle entra d'une démarche déterminée, fonçant droit vers Alice. Quelque chose n'allait pas et elle devait absolument agir. En approchant, elle repéra son père, par terre, adossé à un pied de la grande table rectangulaire en bois massif. L'air hagard, il riait comme un fou, sans joie. La petite fille trembla de peur, mais voyant qu'il ne s'intéressait pas à elle, elle s'agenouilla auprès de sa mère. Son front mince saignait beaucoup et tout ce rouge contrastait étrangement avec sa peau liliale. Diane regarda autour d'elle et comprit en apercevant des taches incarnates sur le coin du meuble ce qui s'était passé.

Son père l'avait frappée si fort qu'elle avait été déséquilibrée et, en tombant, elle s'était cognée à la table.

Un sentiment glacé s'empara d'elle tandis qu'elle cherchait à percevoir les battements du cœur de cette personne allongée sur le parquet comme un pantin désarticulé et qui lui faisait l'effet d'une inconnue. Pourquoi ne lui souriait-elle pas, comme de coutume ? Pourquoi ne pouvait-elle entendre que son propre souffle et ce rire démentiel qui la poursuivait ?

Un calme implacable s'empara de Diane quand elle comprit l'évidence. Sa mère était morte, tuée par son père. Mais au fond, tout était sa faute. Elle n'avait rien tenté pour la protéger. Elle s'était terrée dans sa chambre comme une pleutre.

Elle avait laissé périr sa mère.

Elle regarda le meurtrier de cette dernière avec un froid détachement. Il lui sembla soudain tellement pathétique qu'elle en oublia à quel point il lui faisait peur. Elle aurait pu venger Alice. Elle s'en sentait capable.

Elle ne fit pas le moindre geste. Ce monstre et elle-même porteraient à jamais le poids de leurs péchés. La vision de leurs visages respectifs leur rappellerait chaque jour leur faute.

Diane serra les poings. Elle se jura de devenir forte, assez forte pour ne plus jamais perdre qui que ce fût sous ses yeux. Et elle se promit également de ne jamais oublier la laideur et la cruauté des hommes, pour qu'aucun ne lui fît de mal. Elle ne se marierait pas et, surtout, n'aurait pas d'enfants, pour qu'ils ne subissent pas les mêmes horreurs. 

Elle observa une dernière fois son père, toujours prostré, avant de s'en détourner. Le temps de l'innocence était terminé.

Diane l'indomptableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant