[23/10/2022]

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Voici un nouveau week-end où je ne pourrai rien faire. J'ai déjà passé la journée d'hier dans un brouillard, à lire des BD, à répondre du vide à des messages d'inconnus, pour oublier deux minutes mon existence. Et deux minutes, et deux minutes, et deux... Et la journée est finie, et je recommence avec une autre. Et je culpabilise parce que j'ai une montagne de projets censés m'aider à me divertir du ravin, à me raccrocher à la corniche. Mais la montagne est haute et le ravin si séduisant. Alors je reste immobile sur ma corniche. Et je pense tout à coup aux pilules quotidiennes sans lesquelles mon corps ne peut pas continuer de survivre. Avant de les avoir, je passais des heures par semaine à me vider de mon sang. Alors je me nourrirai juste suffisamment, pour avaler mes médicaments sans provoquer de brûlures d'estomac. J'ai déjà envie de vomir constamment.

Le temps va s'écouler comme d'habitude, il ne m'attendra pas. Et je serai en boucle entre le lit et le canapé, en me demandant quel intérêt de m'habiller, manger, boire, me laver, sortir dans le jardin. J'aurai envie d'écrire. Et puis je ne le ferai pas : quel intérêt de répéter mon mal-être en fiction ou en réalité ? J'ai toujours détesté la redondance de mes pensées.

Ensuite, une nouvelle semaine de travail où il y aura toujours plus, où j'en ferai encore moins et ce sera quand même satisfaisant pour les autres. Et alors, je me demanderai pourquoi toutes ces années j'en ai fait toujours plus et il y en avait tout autant, et les gens ne semblaient pas satisfaits. Avant que je ne les remette à leur place. Et par politesse, on demandera comment je vais. Et factuellement, je dirai que je suis fatigué mais que ça va. Je tairai le fait que ça va parce que tant que mon corps souffre, c'est qu'il n'est pas cliniquement mort. Tant que mon cerveau est nuisible, c'est qu'il fonctionne encore.

Et j'en aurai marre de continuer à me battre, juste pour m'accrocher à cette corniche fragile. Et je penserai au soir, où je pourrais écrire et dormir. Et je ne le ferai pas car je ne le pourrai pas. Alors, le lendemain, je penserai au week-end, plein de possibilités, alors même que toutes les semaines depuis si longtemps, je suis en boucle dans ma tête, improductif et incapable de me reposer.

Je pourrais aller chez un médecin. Il diagnostiquerait à nouveau un état dépressif, assorti à un autre burn-out. Il me donnerait de la chimie, pour tenir le coup, en pensant que ça m'enlèverait l'envie du ravin. Je mangerais juste le nécessaire pour avaler les médicaments sans avoir des brûlures d'estomac. Ils me donneraient des vertiges sans enlever suffisamment de faculté de nuisance à mon cerveau. Et je continuerais ma boucle, entre le lit et le canapé, en laissant le temps s'écouler pendant que je dormirais sans pouvoir me reposer. J'augmenterais les doses, pour arrêter de penser, sans obtenir un autre résultat que de la faiblesse physique. Et puis j'oublierais de renouveler mon ordonnance. Et puis je finirais la plaquette, alors j'irais me traîner à contrecoeur chez le médecin, mon dealer de chimie remboursée par la sécurité sociale.

Et je dirais que ça va mieux. En effet, j'aurais eu moins envie de me laisser tomber dans le ravin : je n'ai pas eu le temps d'y penser puisque je ne fais que dormir depuis des semaines. Et je dirais que je ne trouve pas les médicaments efficaces puisque je ne suis pas encore apte à gagner de l'argent pour payer nos crédits. Et le généraliste me conseillerait d'aller voir un spécialiste, et me renouvellerait mon ordonnance en attendant.

Alors je rentrerais chez moi, car je n'ai nulle part où m'envoler. Et on me répéterait que ma santé est importante. Et on s'inquièterait de moi. Sans absolument aucune action concrète. Et je devrais prendre de mon énergie pour les rassurer. Et j'aurais une bouffée d'angoisse à chaque sonnerie de téléphone, à chaque notification de message. Alors, la boule au ventre, je m'éloignerais de tout moyen de communication. Ensuite, je ferais semblant d'aller mieux. Suffisamment pour reprendre un boulot rémunéré. Suffisamment pour les satisfaire. Suffisamment pour payer des choses dont je ne veux pas. Suffisamment pour laisser le temps continuer à s'écouler, entre l'alcool et la chimie. Parce que j'ai été habitué à faire semblant.

Je pourrais aller voir un psychiatre. Ou peut-être pas, puisqu'il n'est pas indispensable que j'aille bien pour fonctionner de façon suffisante et superficielle. En plus, je crains son diagnostic. Puisque je ne sais pas s'il m'aidera ou s'il m'enfoncera. Ou s'il sera payé uniquement pour dire des choses que je sais déjà. Je suis fatigué de me battre pour avancer, parce que je n'ai aucun objectif. Alors autant rester immobile.

Sur la corniche, la nuit est longue et froide, silencieuse et violente, pleine de bruits, de fureur, de désespoir, de fatigue.

Et il me dit que je suis important. Que mes sentiments sont importants. Après les avoir ignorés pendant des années. Et il me dit qu'il va communiquer. Sans le faire depuis des années. Alors que je hurle dans le vide depuis des années. Il n'y a même pas un écho pour me répondre. Et il me dit que ce que j'écris est magnifique. Alors que ce ne sont que des souffrances redondantes, bien enserrées dans un joli papier, avec des noeuds colorés. Dont l'emballage ne plaît pas aux masses. C'est trop d'énergie de produire des paquets-cadeaux quand on ne sait pas ce qu'en fera le destinataire.

Alors pour éviter le ravin, je me fixe des objectifs, puis je recule. Lâcheté ou paresse ? La montagne est si haute, le ravin si séduisant. Avant de m'écraser peut-être que je volerais un peu ? Et la corniche s'effrite. Et j'ai peur, et j'ai honte, et je suis agacé. Et j'ai envie de hurler. Et parfois, j'ai envie de rire. Mais de moins en moins. Je suis juste fatigué.

L'année prochaine, je quitte mon job. Sans objectif, sans plan B, sans rien prévoir, sans rien calculer, rien anticiper. Je vais m'élancer de ma corniche, sans piolet, sans corde de rappel, et soit je déploierai mes ailes pour atteindre mon sommet plus rapidement, soit je m'écraserai. Mais j'aurais volé. Et peut-être que quelqu'un me rattrapera avant le fossé, ou peut-être pas. Mais pour quelques instants, j'aurais vécu.

Chat-pitre 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant