VI.

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La nuit battait son plein en un silence assourdissant. Trop occupé à réfléchir pour dormir, je marchai dans les couloirs de l'Arcadia pour me rendre en cuisine. Il arrivait assez souvent que la faim me tenaille quand le sommeil ne m'embrassait pas de sa douce torpeur. Même si Dame Masu n'aimait pas qu'on vienne grignoter dans sa cuisine en dehors des horaires de repas, elle m'avait tellement de fois pris la main dans le sac qu'elle ne me disait plus rien lorsqu'elle me surprenait encore. Lorsque j'entrai dans la petite pièce, je la trouvai déserte, sans grande surprise. Personne n'osait se frotter aux lames aiguisées de la cheffe des lieux. Je me mis donc au travail. Je sortis un bol immaculé d'un des placards, ainsi que des pétales de céréales, et le fromage blanc du réfrigérateur. C'était mon encas favoris depuis presque toujours depuis que j'avais quitté l'enfance. Je versai dans un ordre bien précis les composants dans mon bol lorsque la porte de la cuisine se fit entendre. Je marmonnai ma frustration d'être ainsi découvert, sans cape, à me faire un dessert gourmand en plein milieu de la nuit, lorsque des mains que je ne connaissais que trop bien entrèrent dans mon champ de vision. Elsana... Je posai mon regard sur elle. Elle me paraissait épuisée, alors que faisait-elle ici ? De plus, ses traits n'affichaient pas l'agacement habituel qui les peignait lorsqu'elle me voyait. Il me fallait sortir des framboises du congélateur et les mettre dans le micro-ondes mais la jeune femme me vola la prise électrique en branchant la bouilloire. Je devinai alors que le sommeil l'avait désertée elle aussi cette nuit.
- Est-ce à cause de ce qui s'est passé toute à l'heure ? demandai-je.
En tant que Capitaine, je me devais de rassurer mes hommes, d'être une oreille attentive à leurs préoccupations s'ils le souhaitaient. Les sifflements de la bouilloire se mirent à emplir la petite pièce.
- Non... murmura Elsana.
Elle fixait ses mains sagement croisées sur le plan de travail. Elle soupira longuement avant de relever la tête vers moi, ses grands yeux gris pâles s'attachant au mien.
- Je pense avoir compris, continua-t-elle tout aussi doucement.
Je déglutis.
- Compris quoi ?
Dans ses iris brillait la tristesse.
- Pourquoi tu t'es défait de moi il y a cinq ans.
L'air quitta mes poumons, je battis plusieurs fois des cils, cependant aucun son ne voulut franchir mes lèvres.
- J'ai eu tout le temps d'y réfléchir à l'infirmerie, reprit Elsana. Ils m'ont gardé toute l'après-midi.
La bouilloire gronda et une épaisse volute de vapeur s'échappa de son bec. Elsana la débrancha et se sortit une tasse.
- Tu m'offres le bracelet de ta mère, me promettant un amour sincère. Drakkar fait de moi sa prisonnière et menace de me tuer si tu ne l'affrontes pas. J'en ressors vivante mais dans un état déplorable après la morsure du sable de Jura. Puis tu te défais de moi. Aujourd'hui, ton inquiétude et ta tendresse à mon égard m'on aiguillé.
Elle délaissa le plan de travail pour s'approcher de moi. J'étais figé, envahi par d'étranges émotions, comme le soulagement, mais aussi la peur : celle de son propre rejet.
- Tu m'as éloignée de toi parce que tu es terrifié à l'idée de me perdre, à l'idée de me perdre par ta faute. Ai-je tort ?
Elle avait relevé un sourcil en air de défi. Je pouvais la laisser dans l'incertitude ou me délivrer de mon fardeau. Je détournai le regard en soupirant.
- J'aurai préféré que tu ne le saches jamais.
- Ça, je l'avais bien compris. Mais comment as-tu pu prendre seul une décision pour nous deux ?
La colère perçait dans sa voix. Je reposai mon œil sur elle. La peine déformait ses jolis traits.
- C'était la seule chose à faire.
- Oh non ! Ce n'est que ta façon de penser ! Je n'ai que faire de nos ennemis et de leurs basses manœuvres ! Je ne voulais que toi, ce que nous nous promettions en silence chaque jour !
Elle essuya ses joues sur lesquelles des larmes coulaient. Sa peine s'ancrait dans mon cœur.
- Elsa... Je savais que tu...
- Tu m'as fait bien plus souffrir que Drakkar.
Je restai bouche bée.
- Il y aura toujours des dangers. M'éloigner de toi ne les empêchera pas de m'atteindre si la vie le veut ainsi, tu l'as bien vu.
Elle se détourna de moi pour attraper un sachet de tisane qu'elle mit dans sa tasse. Elle y versa l'eau bouillante.
- J'ai pris cette douloureuse décision parce que ta vie m'était plus précieuse que le fait de t'avoir auprès de moi. Je l'ai fait parce que je t'aime et que je savais que tu ne serais pas d'accord.
Elle me regarda, incertaine.
- Même si cela signifiait que je te détesterais ?
Je hochai doucement de la tête.
- Tu es l'homme le plus complexe qu'il m'ait été donné de rencontrer, laissa-t-elle tomber. Et le plus courageux, également...
- Je me suis senti très lâche.
Elle revint près de moi, si près que nos souffles se mélangeaient.
- Je comprends ton action bien que cela m'ait tant fait souffrir. Et je te remercie de l'amour que tu me portes. Cependant, ne recommence jamais.
J'esquissai un faible sourire et portai ma main à son visage. Je caressai ses lèvres, qui me faisaient toujours tant tourner la tête, de mon pouce. Le désir étincela alors dans ses yeux. Elle retira cependant ma main.
- Et maintenant ? demanda-t-elle en retournant à sa tasse.
Je gardai le silence. C'était une excellente question. À présent que la vérité avait éclaté, le néant se présentait à moi. J'avais toujours la conscience aiguë que l'avoir auprès de moi la mettrai en danger mais j'étais las de l'aimer de loin, elle me manquait terriblement. Je décidai d'être franc.
- Je ne sais pas.
Elle jouait avec la vapeur de sa tisane.
- Moi non plus, avoua-t-elle. Je ne te déteste plus autant, cependant.
Elle prit sa tasse avec précaution et quitta la cuisine, me laissant seul avec mes incertitudes.

La petite serveuse de Heavy Melder, Livre 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant