Modou Fall est bien mort, Aïssatou. En attestent le défilé ininterrompu d'hommes et de femmes qui « ont appris », les cris et pleurs qui m'entourent. Cette situation d'extrême tension aiguise ma souffrance et persiste jusqu'au lendemain, jour de l'enterrement.
Quel fleuve grouillant d'êtres humains accourus de toutes les régions du pays où la radio a porté la nouvelle.
Des femmes s'affairent, proches parentes. Elles doivent emporter à l'hôpital pour la toilette mortuaire encens, eau de cologne, coton. Sont soigneusement mis dans un panier neuf, les sept mètres de percale blanche, seul vêtement autorisé à un mort musulman. Le « Zem- Zem », eau miraculeuse venue des Lieux Saints de l'Islam, pieusement conservée dans chaque famille, n'est pas oublié. On choisit des pagnes riches et sombres pour recouvrir Modou.
Le dos calé par des coussins, les jambes tendues, je suis les allées et venues, la tête recouverte d'un pagne noir. En face de moi, un van neuf, acheté pour la circonstance, reçoit les premières aumônes. La présence à mes côtés de ma co-épouse m'énerve. On l'a installée chez moi, selon la coutume, pour les funérailles. Chaque heure qui passe creuse ses joues plus profondément, cerne davantage ses yeux, des yeux immenses et beaux qui se ferment et s'ouvrent sur leurs secrets, des regrets peut-être. Au temps du rire et de l'insouciance, au temps de l'amour, la tristesse ploie cette enfant.
Pendant que les hommes dans une longue file hétéroclite de voitures officielles ou particulières, de cars rapides, de camionnettes et vélo-solex, conduisent Modou à sa dernière demeure, (on parlera longtemps du monde qui suivit le cortège funèbre) nos belles-sœurs nous décoiffent. Nous sommes installées, ma co-épouse et moi, sous une tente occasionnelle faite d'un pagne tendu au-dessus de nos têtes.Pendant que nos belles-sœurs œuvrent, les femmes présentes, prévenues de l'opération, se lèvent et jettent sur la toiture mouvante des piécettes pour conjurer le mauvais sort.
C'est le moment redouté de toute Sénégalaise, celui en vue duquel elle sacrifie ses biens en cadeaux à sa belle-famille, et où, pis encore, outre les biens, elle s'ampute de sa personnalité, de sa dignité, devenant une chose au service de l'homme qui l'épouse, du grand- père, de la grand-mère, du père, de la mère, du frère, de la sœur, de l'oncle, de la tante, des cousins, des cousines, des amis de cet homme. Sa conduite est conditionnée : une belle-sœur ne touche pas la tête d'une épouse qui a été avare, infidèle ou inhospitalière.
Nous, nous avons été méritantes et c'est le chœur de nos louanges chantées à tue-tête. Notre patience à toute épreuve, la largesse de notre cœur, la fréquence de nos cadeaux trouvent leur justification et leur récompense en ce jour. Nos belles-sœurs traitent avec la même égalité trente et cinq ans de vie conjugale. Elles célèbrent, avec la même aisance et les mêmes mots, douze et trois maternités. J'enregistre, courroucée, cette volonté de nivellement qui réjouit la nouvelle belle-mère de Modou.
Après s'être lavé les mains dans l'eau d'une bassine placée à l'entrée de la maison, les hommes revenus du cimetière, défilent devant la famille groupée autour de nous, les veuves. Ils présentent leurs condoléances ponctuées de louanges à l'adresse du disparu.
— Modou, ami des jeunes et des vieux...
— Modou, cœur de lion, défenseur de l'opprimé...
— Modou, aussi à l'aise dans un costume que dans un caftan...
— Modou, bon frère, bon mari, bon musulman...
— Que Dieu lui pardonne...
— Qu'il regrette son séjour terrestre face à sa félicité céleste...
— Que la terre lui soit légère !
Ils sont là, compagnons de jeux de son enfance, autour du ballon
rond ou à la chasse aux oiseaux, avec les lance-pierres. Ils sont là, compagnons d'études. Ils sont là, compagnons des luttes syndicales.
Les « Siguil ndigalé »{2} se succèdent, poignants, tandis que des mains expertes distribuent à l'assistance biscuits, bonbons, colas judicieusement mêlés, premières offrandes vers les cieux pour le repos de l'âme du disparu.
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UNE SI LONGUE LETTRE 🥺
Historical FictionAu long des pages, la sensibilité n'est que menue monnaie.Chaque pages, chaque paragraphe,chaque phrase presque, met l'accent sur un aspect important de la société sénégalaise, dont les soubassements culturels se trouvent exhumés expliquant conduite...