Chapitre 14

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Enfin seule, pour donner libre cours à ma surprise et jauger ma détresse. Ah ! oui, j'ai oublié de demander le nom de ma rivale et de pouvoir ainsi donner une forme humaine à mon mal.
Mon interrogation ne resta pas longtemps sans réponse. Des connaissances du Grand-Dakar accouraient vers ma demeure, porteuses de tous les détails de la cérémonie les unes par réelle amitié pour moi, les autres, dépitées et jalouses de la promotion que tirait du mariage la mère de Binetou.
« Je ne comprends pas. » Elles non plus ne comprenaient pas l'entrée de Modou, une « personnalité », dans cette famille de « ndol »{16}, d'une extrême pauvreté.
Binetou, une enfant de l'âge de ma fille Daba, promue au rang de ma co-épouse et à qui je devais faire face. Binetou la timide ! Le vieil homme qui achetait ses nouvelles robes « prêt-à-porter », qui remplaçaient les vêtements fanés, était Modou. Elle avait innocemment confié ses secrets à la fille de sa rivale parce qu'elle croyait que ce rêve, surgi d'un cerveau vieillissant, ne serait jamais réalité. Elle avait tout dit : la villa, la rente mensuelle, le voyage futur à la Mecque offert à ses parents. Elle croyait être plus forte que l'homme auquel elle se mesurait. Elle ne connaissait pas la puissante volonté de Modou, sa ténacité devant l'obstacle, son orgueil de vaincre, la résistance inspirant de nouveaux assauts à ! chaque échec.
Daba rageait, blessée dans son orgueil. Elle répétait tous les surnoms que Binetou avait donnés à son père : Vieil homme ! Ventru ! Le Vieux !... L'auteur de sa vie était quotidiennement bafoué et il l'acceptait. Une colère épouvantable habitait Daba. Elle savait sincères les paroles de sa meilleure amie. Mais que peut une enfant devant une mère en furie, qui hurle sa faim et sa soif de vivre ?

Binetou est un agneau immolé comme beaucoup d'autres sur l'autel du « matériel ». La rage de Daba augmentait au fur et à mesure qu'elle analysait la situation : « Romps, Maman ! Chasse cet homme. Il ne nous a pas respectées, ni toi, ni moi. Fais comme Tata Aïssatou, romps. Dis-moi que tu rompras. Je ne te vois pas te disputant un homme avec une fille de mon âge. »
Je me disais ce que disent toutes les femmes trompées : Si Modou était du lait, c'est moi qui ai eu toute la crème. Ce qui restait, bah ! de l'eau avec une vague odeur de lait.
Mais la décision finale m'appartenait. Modou, absent toute la nuit, (consommait-il déjà son mariage ?), la solitude qui porte conseil me permit de bien cerner le problème.
Partir ? Recommencer à zéro, après avoir vécu vingt-cinq ans avec un homme, après avoir mis au monde douze enfants ? Avais-je assez de force pour supporter seule le poids de cette responsabilité à la fois morale et matérielle ?
Partir ! Tirer un trait net sur le passé. Tourner une page où tout n'était pas luisant sans doute, mais net. Ce qui va désormais y être inscrit ne contiendra ni amour, ni confiance, ni grandeur, ni espérance. Je n'ai jamais connu les revers pourris du mariage. Ne pas les connaître ! Les fuir ! Quand on commence à pardonner, il y a une avalanche de fautes qui tombent et il ne reste plus qu'à pardonner encore, pardonner toujours. Partir, m'éloigner de la trahison ! Dormir sans me poser de questions, sans tendre l'oreille au moindre bruit, dans l'attente du mari qu'on partage.
Je comptais les femmes connues, abandonnées ou divorcées de ma génération.
J'en connaissais dont le reste de jeunesse florissante avait pu conquérir un homme valable qui alliait situation et prestance et que l'on jugeait « mieux, cent fois mieux que le partant ». La misère qui était le lot de ces femmes régressait à l'envahissement de leur bonheur neuf qui changeait leur vie, arrondissait leurs joues, rendait brillants leurs yeux. J'en connaissais qui avaient perdu tout espoir de renouvellement et que la solitude avait mises très tôt sous terre.
Le jeu du destin reste impénétrable. Les cauris, qu'une voisine lance sur un van, devant moi, ne me convient à l'optimisme ni quand ils restent ouverts, présentant leur creux noir signifiant le rire, ni

quand le rassemblement de leurs dos tout blancs semble dire que s'avance vers moi « l'homme au double pantalon »{17}, promesse de richesse. « Ne te sépare d'eux, homme et richesses, que l'aumône de deux colas blanche et rouge », ajoute la voisine, Farmata.
Elle insiste : « L'adage dit bien que le désaccord ici peut être chance ailleurs. Pourquoi es-tu incrédule ? Pourquoi n'oses-tu pas rompre ? Une femme est comme un ballon ; qui lance ce ballon ne peut prévoir ses rebondissements. Il ne contrôle pas le lieu où il roule, moins encore celui qui s'en empare. Souvent s'en saisit une main que l'on ne soupçonnait pas... »
Au lieu de suivre le raisonnement de ma voisine, une griote qui rêve à de solides pourboires d'entremetteuse, je me mirais. L'éloquence du miroir s'adressait à mes yeux. Ma minceur avait disparu ainsi que l'aisance et la rapidité de mes mouvements. Mon ventre saillait sous le pagne qui dissimulait des mollets développés par l'impressionnant kilométrage des marches qu'ils avaient effectuées, depuis le temps que j'existe. L'allaitement avait ôté à mes seins leur rondeur et leur fermeté. La jeunesse désertait mon corps, aucune illusion possible !
Alors que la femme puise, dans le cours des ans, la force de s'attacher, malgré le vieillissement de son compagnon, l'homme, lui, rétrécit de plus en plus son champ de tendresse. Son œil égoïste regarde par-dessus l'épaule de sa conjointe. Il compare ce qu'il eut à ce qu'il n'a plus, ce qu'il a à ce qu'il pourrait avoir.
J'avais entendu trop de détresses, pour ne pas comprendre la mienne. Ton cas, Aïssatou, le cas de bien d'autres femmes, méprisées, reléguées ou échangées, dont on s'est séparé comme d'un boubou usé ou démodé.
Pour vaincre la détresse quand elle vous assiège il faut de la volonté. Quand on pense que chaque seconde écoulée abrège la vie, on doit profiter intensément de cette seconde, c'est la somme de toutes les secondes perdues ou cueillies qui fait les vies ratées ou réussies. Se muscler pour endiguer les désespoirs et les réduire à leurs justes proportions ! Quand on se laisse mollement pénétrer par l'amertume, la dépression nerveuse guette. Petit à petit, elle prend possession de votre être.
Oh ! la dépression nerveuse ! Les cliniciens en parlent d'une façon détachée, ironique, en soulignant que vos organes vitaux ne sont pas

UNE SI LONGUE LETTRE 🥺Où les histoires vivent. Découvrez maintenant