Je ressens une immense fatigue. Elle vient de mon âme et alourdit mon corps.
Ousmane, mon dernier né, me tend ta lettre. Ousmane a six ans. « C'est tante Aïssatou. »
Il a le privilège de m'apporter toutes tes lettres. Comment les reconnaît-il ? À leur timbre ? À leur enveloppe ? À l'écriture soignée qui te reflète ? À l'odeur de lavande qui en émane ? Les enfants ont des points de repère qui ne ressemblent pas aux nôtres. Ousmane savoure sa trouvaille. Il triomphe.
Ces mots caressants qui me décrispent sont bien de toi. Et tu m'apprends la « fin ». Je calcule. Demain, c'est bien la fin de ma réclusion. Et tu seras là, à portée de ma main, de ma voix, de mon regard.
« Fin ou recommencement » ? Mes yeux décèleront tes moindres changements. J'ai déjà fait la somme des miens : la réclusion m'a tannée. Les soucis m'ont ridée ; ma graisse a fondu. Je tâte souvent des os là où se gonflait la chair.
L'important ne sera pas sur nos corps en présence. L'essentiel, c'est le contenu de nos cœurs qui nous anime ; l'essentiel est la qualité de la sève qui nous inonde. Tu m'as souvent prouvé la supériorité de l'amitié sur l'amour. Le temps, la distance autant que les souvenirs communs ont consolidé nos liens et font de nos enfants, des frères et des sœurs. Réunies, ferons-nous le décompte de nos floraisons fanées ou enfouirons-nous de nouvelles graines pour de nouvelles moissons ?
J'entends le pas de Daba. Elle revient du lycée Blaise Diagne où elle a répondu à ma place à une convocation. Conflit entre Mawdo Fall{26}, mon fils, et son professeur de philosophie. Leurs heurts sont fréquents au moment de la remise des copies de dissertation corrigées.
Entre Daba et Mawdo Fall, l'écart d'âge est notable, dû à deux grossesses avortées, cela, tu le sais.
Ce heurt, que Daba va colmater est le troisième en six mois de cours. Mawdo Fall a des dons littéraires remarquables. Depuis la sixième, il a dominé sa classe en cette matière ; mais cette année, pour une majuscule oubliée, des virgules omises, un mot mal orthographié, son professeur lui enlève un ou deux points. De ce fait, Jean-Claude, un Blanc, son second de toujours, se hisse à la première place. Le professeur ne peut tolérer qu'un nègre soit le premier en philosophie. Et Mawdo Fall rouspète. S'ensuivent toujours un accrochage, une convocation.
Daba était prête à dire vertement son fait au professeur. Mais je l'ai tempérée. La vie est un éternel compromis. L'essentiel, je l'explique, est la dissertation de l'examen... Cette copie, elle aussi, sera à la merci de son correcteur. Personne n'aura de prise sur lui. Alors, pourquoi révolter un professeur pour un ou deux points qui ne changeront jamais le destin d'un élève ?
Je dis toujours à mes enfants : vous êtes des élèves entretenus par vos parents. Travaillez pour mériter leurs sacrifices. Cultivez-vous au lieu de contester. Devenus adultes, pour que vos points de vue aient du crédit, il faut qu'ils émanent d'un savoir sanctionné par des diplômes. Le diplôme n'est pas un mythe. Il n'est pas tout certes. Mais, il couronne un savoir, un labeur. Demain, mettez au pouvoir qui vous voulez, qui vous convient. Ce sera votre choix qui dirigera ce pays et non le nôtre.
Notre société actuelle est ébranlée dans ses assises les plus profondes, tiraillée entre l'attrait des vices importés, et la résistance farouche des vertus anciennes.
Le rêve d'une ascension sociale fulgurante pousse les parents à donner plus de savoir que d'éducation à leurs enfants. La pollution s'insinue autant dans les cœurs que dans l'air.
Nous sommes ceux du passé, « déphasés ou dépassés », « croulants », peut-être. Mais, tous les quatre, nous étions pétris de rigueur, avec une conscience debout, et de vivaces interrogations pointées douloureusement en nous. Nos maris, Aïssatou, si malheureuse que fût l'issue de nos unions, nos maris avaient de la grandeur. Ils avaient mené le combat de leur vie, même si la réussiteleur échappait ; on ne vient pas facilement à bout des pesanteurs millénaires.
Je regarde les jeunes. Où, les yeux lumineux, prompts à la riposte, quand l'honneur bafoué réclamait réparation ? Où, la fierté vigoureuse qui guidait vers le devoir toute une concession ? L'appétit de vivre tue la dignité de vivre.
Tu vois que je m'éloigne du problème de Mawdo Fall.
Le Proviseur du Lycée cerne bien le conflit Mawdo Fall-Professeur. Mais allez donner raison à un élève contre un professeur !
Daba est là, à mes côtés, légère, souriante de toutes ses dents pour la mission bien accomplie.
Daba, les travaux ménagers ne l'accablent pas. Son mari cuit le riz aussi bien qu'elle, son mari qui proclame, quand je lui dis qu'il « pourrit » sa femme : « Daba est ma femme. Elle n'est pas mon esclave, ni ma servante ».
Je sens mûrir la tendresse de ce jeune couple qui est l'image du couple telle que je la rêvais. Ils s'identifient l'un à l'autre, discutent de tout pour trouver un compromis.
Je tremble tout de même pour Daba. La vie a de ces surprises. Quand je lui en parle, elle hausse les épaules : « Le mariage n'est pas une chaîne. C'est une adhésion réciproque à un programme de vie. Et puis, si l'un des conjoints ne trouve plus son compte dans cette union, pourquoi devrait-il rester ? Ce peut être Abou (son mari), ce peut être moi. Pourquoi pas ? La femme peut prendre l'initiative de la rupture ».
Elle raisonnait sur tout, cette enfant... Elle me dit souvent : « Je ne veux pas faire de politique, non que le sort de mon pays et surtout le sort de la femme ne m'intéressent. Mais à regarder les tiraillements stériles au sein d'un même parti, à regarder l'appétit de pouvoir des hommes, je préfère m'abstenir.
« Non, je n'ai pas peur de la lutte sur le plan de l'idéologie ; mais dans un parti politique, il est rare que la femme ait la percée facile. Le pouvoir de décision restera encore longtemps aux mains des hommes, alors que la cité, chacun le sait, est l'affaire de la femme. Je préfère mon association où il n'y a ni rivalité, ni clivage, ni calomnie, ni bousculade : il n'existe pas de postes à partager ni de places à nantir. La direction varie chaque année. Chacune de nous a des chances égales de faire valoir ses idées. Nous sommes utilisées selon noscompétences dans nos manifestations et organisations qui vont dans le sens de la promotion de la femme. Nos recettes aident des œuvres humanitaires ; c'est un militantisme aussi utile qu'un autre qui nous mobilise, mais c'est un militantisme sain qui n'a de récompense que la satisfaction intérieure. »
Elle raisonnait cette enfant... Elle avait des points de vue sur tout.
Je la regarde, Daba mon aînée qui m'a admirablement secondée auprès de ses frères et sœurs. C'est Aïssatou, ton homonyme, qui a pris sa relève dans la marche de la maison.
Aïssatou fait la toilette des plus petits : Oumar, huit ans et Ousmane, ton ami. Les autres se débrouillent bien. Aïssatou est aidée dans sa tâche par Amy et sa jumelle Awa, qu'elle initie.
Mes jumelles sont si semblables que je les confonds parfois. Elles sont espiègles et jouent des tours à tout le monde. Awa travaille moins bien qu'Aminata. Si semblables physiquement, pourquoi ont-elles des caractères différents ?
De jeunes enfants ne posent pas de graves problèmes d'entretien et d'éducation ; lavés, nourris, soignés, surveillés, les miens poussent, avec bien sûr la bataille presque quotidienne contre plaies, rhumes, maux de tête où j'excelle, à force de combattre.
C'est Mawdo Bâ qui vient à mon secours pour les vraies maladies. Si je stigmatise sa faiblesse qui a cassé vos liens, je le loue sincèrement pour l'aide qu'il m'apporte. Malgré la désertion de notre foyer par son ami Modou, à n'importe quelle heure, je peux le réveiller.
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UNE SI LONGUE LETTRE 🥺
Historical FictionAu long des pages, la sensibilité n'est que menue monnaie.Chaque pages, chaque paragraphe,chaque phrase presque, met l'accent sur un aspect important de la société sénégalaise, dont les soubassements culturels se trouvent exhumés expliquant conduite...