Puis, ce fut ton mariage avec Mawdo Bâ, fraîchement sorti de l'École Africaine de Médecine et de Pharmacie. Un mariage controversé. J'entends encore les rumeurs coléreuses de la ville :
— Quoi, un Toucouleur qui convole avec une bijoutière ? Jamais, il « n'amassera argent ».
— La mère de Mawdo est une Dioufène, Guélewar du Sine. Quel soufflet pour elle, devant ses anciennes co-épouses ! (le père de Mawdo était mort).
— À vouloir coûte que coûte épouser une « courte robe », voilà sur quoi l'on tombe.
— L'école transforme nos filles en diablesses, qui détournent les hommes du droit chemin.
Et j'en passe. Mais Mawdo fut ferme.
« Le mariage est une chose personnelle », ripostait-il à qui voulait l'entendre.
Il souligna son adhésion totale au choix de sa vie, en rendant visite à ton père, non à son domicile, mais à son lieu de travail. Il revenait de ses randonnées, comme illuminé, heureux d'avoir « tranché dans le bon sens », exultait-il. Il parlait de ton père, « créateur ». Il admirait cet homme, affaibli par les doses quotidiennes d'oxyde de carbone avalé depuis le temps qu'il évolue dans l'âcreté des fumées poussiéreuses. L'or est sa chose qu'il fond, coule, tord, aplatit, affine, cisèle. « Il faut le voir, ajoutait Mawdo. Il faut le voir souffler la flamme. » Ses joues se gonflaient de la vie de ses poumons. Cette vie animait la flamme, tantôt rouge, tantôt bleue, qui s'élevait ou se courbait, faiblissait ou s'intensifiait selon sa volonté et le besoin de l'œuvre. Et les paillettes d'or dans les gerbes d'étincelles rouges et le chant rude des apprentis qui scandaient les coups de marteau chez lesuns, et la pression des mains sur les soufflets chez les autres, faisaient se retourner les passants.
Ton père, Aïssatou, connaissait l'ensemble des rites qui protègent le travail de l'or, métal des « Djin »{9}. Chaque métier a son code que seuls des initiés possèdent et que l'on se confie de père en fils. Tes grands-frères, dès leur sortie de la case des circoncis, ont pénétré cet univers particulier qui fournit le mil nourricier de la concession.
Mais tes jeunes frères ? Leurs pas ont été dirigés vers l'école des Blancs.
L'ascension est laborieuse, sur le rude versant du savoir, à l'école des Blancs :
Le jardin d'enfants reste un luxe que seuls les nantis offrent à leurs petits. Pourtant, il est nécessaire lui qui aiguise et canalise l'attention et les sens du bambin.
L'école primaire, si elle prolifère, son accès n'en demeure pas moins difficile. Elle laisse à la rue un nombre impressionnant d'enfants, faute de places.
Entrer au lycée ne sauve pas l'élève aux prises à cet âge avec l'affermissement de sa personnalité, l'éclatement de sa puberté et la découverte des traquenards qui ont noms : drogue, vagabondage, sensualité.
L'université aussi a ses rejets exorbitants et désespérés.
Que feront ceux qui ne réussissent pas ? L'apprentissage du métier traditionnel apparaît dégradant à celui qui a un mince savoir livresque. On rêve d'être commis. On honnit la truelle.
La cohorte des sans métiers grossit les rangs des délinquants.
Fallait-il nous réjouir de la désertion des forges, ateliers, cordonneries ? Fallait-il nous en réjouir sans ombrage ? Ne commencions-nous pas à assister à la disparition d'une élite de travailleurs manuels traditionnels ?
Éternelles interrogations de nos éternels débats. Nous étions tous d'accord qu'il fallait bien des craquements pour asseoir la modernité dans les traditions. Écartelés entre le passé et le présent, nous déplorions les « suintements » qui ne manqueraient pas... Nous dénombrions les pertes possibles. Mais nous sentions que plus rien ne serait comme avant. Nous étions pleins de nostalgie, mais résolument progressistes.
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UNE SI LONGUE LETTRE 🥺
Ficción históricaAu long des pages, la sensibilité n'est que menue monnaie.Chaque pages, chaque paragraphe,chaque phrase presque, met l'accent sur un aspect important de la société sénégalaise, dont les soubassements culturels se trouvent exhumés expliquant conduite...