Chapitre 15

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Aïssatou, mon amie, il n'y a pas de comparaison possible entre la petite Nabou et toi, je te l'ai dit. Mais, je reconnais aussi, qu'il n'y a pas de comparaison possible entre la petite Nabou et Binetou. La petite Nabou avait grandi à côté de sa tante, qui lui avait assigné comme époux son fils Mawdo. Mawdo avait donc peuplé les rêves d'adolescence de la petite Nabou. Habituée à le voir, elle s'était laissée entraîner naturellement, vers lui, sans choc. Ses cheveux grisonnants ne l'offusquaient pas ; ses traits épaissis étaient rassurants pour elle. Et puis, elle aimait et aime encore Mawdo, même si leurs préoccupations ne véhiculent pas toujours le même contenu. L'empreinte de l'école n'avait pas été forte en la petite Nabou, précédée et dominée par la force de caractère de tante Nabou qui, dans sa rage de vengeance, n'avait rien laissé au hasard dans l'éducation qu'elle avait donnée à sa nièce. C'était surtout, par les contes, pendant les veillées à la belle étoile, que tante Nabou avait exercé son emprise sur l'âme de la petite Nabou, sa voix expressive glorifiait la violence justicière du guerrier ; sa voix expressive plaignait l'inquiétude de l'Aimée toute de soumission. Elle saluait le courage des téméraires ; elle stigmatisait la ruse, la paresse, la calomnie ; elle réclamait sollicitude pour l'orphelin et respect pour la vieillesse. Mise en scène d'animaux, chansons nostalgiques tenaient haletante la petite Nabou. Et lentement, sûrement, par la ténacité de la répétition, s'insinuaient en cette enfant, les vertus et la grandeur d'une race.
Cette éducation orale, facilement assimilée, pleine de charme, a le pouvoir de déclencher de bons réflexes dans une conscience adulte forgée à son contact. Douceur et générosité, docilité et politesse, savoir faire et savoir parler, rendaient agréable la petite Nabou. « Mièvre ! » la jugeait, en haussant les épaules, Mawdo.

Et puis, la petite Nabou exerçait un métier. Elle n'avait point de temps pour des « états d'âme ». Responsable de services de garde rapprochés, à la Maternité du Repos Mandel, au débouché de quartiers périphériques peuplés et démunis, elle accomplissait à longueur de journée maintes fois, les gestes libérateurs de vie. Les bébés passaient et repassaient entre ses mains expertes.
Elle revenait de son travail harassée, pestant contre le manque de lits qui renvoyait, trop tôt à son gré, les accouchées à leur domicile, butée contre le manque de personnel, d'instruments adéquats, de médicaments. Elle s'émouvait : « Le bébé fragile est lâché trop tôt dans un milieu social où l'hygiène manque. »
Elle pensait à la grande mortalité infantile que des nuits de veille et de dévouement ne font point régresser. Elle songeait : « Passionnante aventure que de faire d'un bébé un homme sain ! Mais combien de mères la réussissent ? »
Au cœur de la vie, au cœur de la misère, au cœur des laideurs, la petite Nabou triomphait, souvent, avec son savoir et son expérience ; mais, elle connaissait parfois des échecs cuisants ; elle restait impuissante devant la force de la mort.
Responsable et consciente, la petite Nabou, comme toi, comme moi ! Si elle n'est pas mon amie, nos préoccupations se rejoignaient souvent.
Elle trouvait dur de vivre et, lutteuse, elle n'était point portée vers les frivolités.
Quant à Binetou, elle avait grandi en toute liberté, dans un milieu où la survie commande. Sa mère était plus préoccupée de faire bouillir la marmite que d'éducation. Belle, enjouée, bon cœur, intelligente, Binetou qui avait accès à beaucoup de familles aisées où évoluaient ses amies, avait une conscience aiguë de ce qu'elle immolait dans son mariage. Victime, elle se voulait oppresseur. Exilée dans le monde des adultes qui n'était pas le sien, elle voulait sa prison dorée. Exigeante, elle tourmentait. Vendue, elle élevait chaque jour sa valeur. Ses renoncements, qui étaient jadis la sève de sa vie et qu'elle énumérait avec amertume, réclamaient des compensations exorbitantes que Modou s'exténuait à satisfaire. Me parvenaient, amplifiés ou amputés, selon le visiteur, les échos de leur vie. La séduction de l'âge mûr, des tempes poivre et sel était inconnue de Binetou. Et Modou teignait

mensuellement ses cheveux. La taille douloureusement prise dans ses pantalons qui n'étaient plus de mode, Binetou ne manquait jamais l'occasion d'en rire méchamment. Modou s'essoufflait à emprisonner une jeunesse déclinante qui le fuyait de partout : pointe disgracieuse d'un double menton, démarche hésitante et lourde au moindre souffle frais. La grâce et la beauté l'environnaient. Il avait peur de décevoir et pour qu'on n'eût pas le temps de l'observer, il créait tous les jours des fêtes où la charmante enfant évoluait, elfe aux bras fins faisant d'un rire le beau temps ou d'une moue la tristesse.
On parlait d'ensorcellement. Des amies, avec conviction, me suppliaient de réagir : « Tu laisses à une autre le fruit de ton labeur. »
Elles indiquaient, avec véhémence, des marabouts à la science sûre qui avaient fait leurs preuves, ramenant l'époux à son foyer, éloignant la femme perverse. Ils avaient des résidences fort éloignées, ces charlatans. On citait la Casamance où les Diolas et Madjagos excellent en philtres magiques. On pointait l'index vers Linguère, le pays des peulhs, prompts à la vengeance par le maraboutage comme par l'arme. On parlait également du Mali, le pays des Bambaras aux visages entaillés de profondes balafres.
Suivre ces exhortations aurait été me remettre en question. Je me reprochais déjà une faiblesse qui n'avait pas empêché la dégradation de mon foyer. Devais-je me renier parce que Modou avait choisi une autre voie ? Non, je ne cédais pas aux sollicitations. Ma raison et ma foi rejetaient les pouvoirs surnaturels. Elles rejetaient cette attraction facile qui annihile toute volonté de lutte. Je regardais, en face, la réalité.
La réalité avait le visage de Dame Belle-mère qui avalait des bouchées doubles au râtelier qu'on lui offrait. Ses pressentiments d'un mode de vie dorée s'accomplissaient. Sa baraque branlante, tapissée de zinc et de couvertures de revues où se côtoyaient « pin-ups » et publicités, était estompée dans son souvenir. Un geste, dans sa salle de bain, et l'eau chaude massait son dos en jets délicieux ! Un geste, dans la cuisine, et des glaçons refroidissaient l'eau de son verre. Un autre geste, une flamme jaillissait du fourneau à gaz et elle se préparait une délicieuse omelette.
Première femme, naguère négligée, Dame Belle-mère émergeait de l'ombre et reprenait en main son époux infidèle. Elle avait des atouts

appréciables : grillades, poulets rôtis et pourquoi pas, des billets de banque glissés dans la poche du boubou suspendu au porte-manteau de la chambre à coucher. Elle ne comptait plus, comme naguère, pour économiser le prix des estagnons d'eau achetés au Toucouleur, vendeur ambulant du liquide vital, puisé aux fontaines publiques. Elle jouissait de son bonheur neuf, en connaissance de la misère. Modou répondait à son attente. Il lui envoyait, prévenant, des liasses de billets à dépenser et lui offrait, lors de ses voyages à l'extérieur, des bijoux et de riches boubous. Dès lors, elle accéda à la catégorie des femmes « au bracelet lourd », chantées par les griots. Extasiée, elle écoutait la radio transmettre des hymnes qui lui étaient dédiés.
Sa famille lui réservait la meilleure place dans les cérémonies et écoutait ses conseils. Quand la longue voiture de Modou la déposait et qu'elle apparaissait, c'était vers elle, une ruée de mains tendues où elle déposait des billets de banque.
La réalité était aussi Binetou qui allait de Night-Club en Night- Club. Elle arrivait, drapée dans une longue robe coûteuse ; une ceinture en or, cadeau de Modou à la naissance de leur premier enfant, étincelait à sa taille. Ses chaussures martelaient le sol pour signaler sa présence. Les serveurs s'écartaient et s'inclinaient, respectueux, dans l'espérance d'un pourboire royal. D'un regard méprisant, elle toisait ceux qui étaient déjà installés. Sa moue d'enfant gâté indiquait à Modou la table choisie. D'un geste, comme une magicienne, elle faisait aligner diverses bouteilles. Elle se montrait aux jeunes et désirait leur imposer sa forme de réussite. Incontestablement belle et désirable, Binetou ! « Envoûtante ! » reconnaissait-on. Mais l'instant d'admiration passé, c'est elle qui baissait la tête, à la vue des couples parés de leur seule jeunesse et riches de leur seul bonheur.
La musique enlaçait et désunissait les couples, tantôt lente et enjôleuse, tantôt trépidante et endiablée. Quand la trompette éclatait, soutenue par la frénésie du tam-tam, les jeunes danseurs excités et infatigables, trépignaient, sautaient, cabriolaient, hurlaient leur joie ; Modou s'efforçait de suivre. Les lumières crues le livraient aux sarcasmes impitoyables de certains qui le taxaient de « loup dans la bergerie ». Qu'importait ! Il avait Binetou dans ses bras. Il était heureux.
Épuisée, Binetou regardait d'un œil désabusé évoluer ses

camarades. L'image de sa vie qu'elle avait assassinée lui crevait le cœur.
Daba aussi fréquentait parfois les Night-Clubs malgré mes remontrances. Vêtue sans recherche, elle paraissait, suspendue au bras de son fiancé ; elle arrivait très tard, à dessein, pour s'installer, bien en vue de son père. C'était un face à face grotesque : d'un côté un couple disparate, de l'autre deux êtres assortis.
Et la soirée couvait une extrême tension qui opposait deux anciennes amies, un père à sa fille, un gendre à son beau-père.

UNE SI LONGUE LETTRE 🥺Où les histoires vivent. Découvrez maintenant