Chapitre 16

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Je survivais. En plus de mes anciennes charges, j'assumais celles de Modou.
L'achat des denrées alimentaires de base me mobilisait toutes les fins de mois ; je me débrouillais pour n'être pas à court de tomates ou d'huile, de pommes de terre ou d'oignons aux périodes où ils se raréfiaient sur les marchés ; j'emmagasinais des sacs de riz « siam » dont les Sénégalaises raffolent. Mon cerveau s'exerçait à une nouvelle gymnastique financière.
Les dates extrêmes de paiement des factures d'électricité ou d'eau sollicitaient mon attention. J'étais souvent la seule femme dans une file d'attente.
Remplacer serrures et loquets des portes détraquées, remplacer les vitres cassées était ennuyeux autant que la recherche d'un plombier pour secourir les lavabos bouchés. Mon fils Mawdo Fall rouspétait pour le remplacement des ampoules brûlées.
Je survivais. Je me débarrassais de ma timidité pour affronter seule les salles de cinéma ; je m'asseyais à ma place, avec de moins en moins de gêne, au fil des mois. On dévisageait la femme mûre sans compagnon. Je feignais l'indifférence, alors que la colère martelait mes nerfs et que mes larmes retenues embuaient mes yeux. Je mesurais, aux regards étonnés, la minceur de la liberté ; accordée à la femme.
Les séances de matinée, au cinéma, me comblaient. Elles me donnaient le courage d'affronter la curiosité des uns et des autres. Elles ne m'éloignaient pas longtemps de mes enfants.
Le cinéma, quel dérivatif puissant à l'angoisse ! Films intellectuels, à thèse, films sentimentaux, films policiers, films drôles, films à suspense furent mes compagnons. Je puisais en eux des leçons de

grandeur, de courage et de persévérance. Ils approfondissaient et élargissaient ma vision du monde, grâce à leur apport culturel. J'oubliais mes tourments en partageant ceux d'autrui. Le cinéma, distraction peu coûteuse, peut donc procurer une joie saine.
Je survivais. Plus je réfléchissais, plus je savais gré à Modou d'avoir coupé tout contact. J'avais la solution souhaitée par mes enfants – la rupture – sans en avoir pris l'initiative. Le mensonge n'était pas installé. Modou me rejetait de sa vie et le prouvait par son attitude sans équivoque.
Que font d'autres époux ? Ils pataugent dans l'indécision ; ils s'imposent une présence là où ne résident plus leurs sentiments et leurs intérêts. Rien ne les ébranle dans leur foyer : la femme parée, le fils plein d'élans tendres, le repas servi agréablement. Ils restent de marbre. Ils ne souhaitent que la valse rapide des heures. La nuit, prétextant fatigue ou maladie, ils ronflent profondément. Comme ils saluent avec empressement le jour libérateur qui met fin à leur calvaire !
Je n'étais donc pas trompée. Je n'intéressais plus Modou et le savais. J'étais abandonnée : une feuille qui voltige mais qu'aucune main n'ose ramasser, aurait dit ma grand'mère.
Je faisais face vaillamment. J'accomplissais mes tâches ; elles meublaient le temps et canalisaient mes pensées. Mais le soir, ma solitude émergeait, pesante. On ne défait pas aisément les liens ténus qui ligaturent deux êtres, le long d'un parcours jalonné d'épreuves. J'en faisais l'expérience, exhumant des scènes, des conversations. Les habitudes communes resurgissaient à leur heure. Me manquaient atrocement nos causeries nocturnes ; me manquaient nos éclats de rire délassants ou complices ; me manquaient comme de l'opium, nos mises au point quotidiennes. Je me mesurais aux ombres. L'errance de ma pensée chassait tout sommeil. Je contournais mon mal sans vouloir le combattre.
La continuité des émissions radiophoniques me secourait. J'assignais à la radio un rôle consolateur. Les mélodies nocturnes berçaient mon anxiété. J'entendais les messages des chants anciens et nouveaux qui réveillaient l'espoir. Ma tristesse s'éparpillait.
J'appelais ardemment, de toutes mes forces disponibles, un « autre » qui remplacerait Modou.

Des réveils pénibles succédaient aux nuits. L'amour maternel me soutenait. Pilier, je devais aide et affection.
Modou mesurait-il à son exorbitante proportion le vide de sa place, dans cette maison ? Modou me donnait-il des forces supérieures aux miennes pour épauler mes enfants ?
Je prenais un ton enjoué pour réveiller mon bataillon. Le café chauffait et embaumait l'atmosphère. Les bains moussaient ; les rires et les taquineries fusaient. Une nouvelle journée et des efforts accrus ! Une nouvelle journée et attendre...
Attendre quoi ! Mes enfants accepteraient difficilement une autre présence masculine. Leur père condamné, pourraient-ils être tolérants pour un autre ? Quel homme d'ailleurs aurait le courage d'affronter douze paires d'yeux hostiles qui vous décortiquent sans ménagement ?
Attendre ! Mais attendre quoi ! Je n'étais pas divorcée... J'étais abandonnée : une feuille qui voltige mais qu'aucune main n'ose ramasser, aurait dit ma grand'mère.
Je survivais. Je connus la rareté des moyens de transport en commun. Mes enfants faisaient en riant ce dur apprentissage. J'entendis un jour Daba leur conseiller : « Surtout, ne dites pas à maman que l'on étouffe dans les cars, aux heures de pointe. »
Je pleurais de joie et de tristesse mêlées : joie d'être aimée de mes enfants, tristesse d'une mère qui n'avait pas les moyens de changer le cours des choses.
Je te contai alors sans arrière pensée, cet aspect pénible de notre vie, tandis que la voiture de Modou promenait Dame Belle-mère aux quatre coins de la ville et que Binetou sillonnait les routes avec une Alpha-Roméo tantôt blanche, tantôt rouge.
Je n'oublierai jamais ta réaction, toi, ma sœur. Je n'oublierai jamais la joie et la surprise qui furent miennes, lorsque, convoquée chez la concessionnaire de Rat, on me dit de choisir une voiture que tu te chargeais de payer intégralement. Mes enfants poussèrent des cris joyeux en apprenant la fin proche de leur calvaire, qui reste le lot quotidien de bien d'autres élèves.
L'amitié a des grandeurs inconnues de l'amour. Elle se fortifie dans les difficultés, alors que les contraintes massacrent l'amour. Elle résiste au temps qui lasse et désunit les couples. Elle a des élévations inconnues de l'amour.

Tu m'apportais en aide tes privations, toi la Bijoutière.
Et j'appris à conduire, domptant ma peur. Cette place étroite entre le volant et le siège fut mienne. L'embrayage aplati fait glisser les vitesses. Le frein ralentit l'élan, et pour foncer, il faut appuyer sur l'accélérateur. Je me méfiais de l'accélérateur. À la moindre pression des pieds, la voiture s'élançait. Mes pieds apprirent à danser au-dessus des pédales. Je me disais aux moments de découragement : Pourquoi cette Binetou au volant et pas moi ? Je me disais : ne pas décevoir Aïssatou. Je gagnai cette bataille des nerfs et du sang-froid. Je décrochai mon permis de conduire et te mis au courant.
Je te disais : et maintenant... Mes enfants sur le siège arrière de la Fiat 125, couleur crème, grâce à toi, mes enfants peuvent toiser l'opulente belle-mère et la frêle enfant dans les rues de la ville.
Modou surpris, incrédule, enquêtait sur la provenance de la voiture. Il n'accepta jamais sa véritable histoire. Il croyait, lui aussi, comme la mère de Mawdo, qu'une bijoutière n'a pas de cœur.

Je souffle.

UNE SI LONGUE LETTRE 🥺Où les histoires vivent. Découvrez maintenant