Mes grands enfants me causent des soucis. Mes tourments s'estompent à l'évocation de ma grand'mère qui trouvait, dans la sagesse populaire, un dicton approprié à chaque événement. Elle aimait à répéter : « la mère de famille n'a pas du temps pour voyager. Mais elle a du temps pour mourir ». Elle se lamentait, quand, somnolente, elle devait malgré tout abattre sa part de besogne : « Ah ! que n'ai-je un lit pour me coucher ».
Espiègle, je lui désignais les trois lits de son logis. Elle s'irritait : « la vie est devant toi, pas derrière. Que Dieu fasse que tu éprouves ma situation ». Et me voilà aujourd'hui « éprouvant sa situation ».
Je croyais qu'un enfant naissait et grandissait sans problème. Je croyais qu'on traçait une voie droite et qu'il l'emprunterait allègrement. Or, je vérifiais, à mes dépens les prophéties de ma grand'mère :
« Naître des mêmes parents ne crée pas des ressemblances, forcément chez les enfants. Leurs caractères et leurs traits physiques peuvent différer. Ils diffèrent souvent d'ailleurs.
« Naître des mêmes parents, c'est comme passer la nuit dans une même chambre. »
Pour apaiser la peur de l'avenir que ses mots pouvaient susciter, ma grand'mère offrait des solutions :
« Des caractères différents requièrent des méthodes de redressement différentes. De la rudesse ici, de la compréhension là. Les taloches qui réussissent aux tout petits, vexent les aînés. Les nerfs sont soumis quotidiennement à dure épreuve ! Mais, c'est le lot de la mère.
Brave grand'mère, je puisais, dans ton enseignement et ton exemple, le courage qui galvanise aux moments des choix difficiles.L'autre nuit, j'avais surpris le trio (comme on les appelle familièrement) Arame, Yacine et Dieynaba, en train de fumer dans leur chambre. Tout, dans l'attitude, dénonçait l'habitude : la façon de coincer la cigarette entre les doigts, de l'élever gracieusement à la hauteur des lèvres, de la humer en connaisseuses. Les narines frémissaient et laissaient échapper la fumée. Et ces demoiselles aspiraient, expiraient tout en récitant les leçons, tout en rédigeant les devoirs. Elles savouraient leur plaisir goulûment, derrière la porte close, car j'essaie de respecter, le plus possible, leur intimité.
Dieynaba, Arame et Yacine me ressemblent, dit-on. Une amitié serviable les lie, soutenue par de multiples affinités ; elles forment un bloc, avec les mêmes réactions défensives ou méfiantes, face à mes autres enfants ; elles usent ensemble robes, pantalons, corsages, ayant presque la même taille. Je n'ai jamais eu à intervenir dans leurs conflits. Le trio a la réputation d'être studieux.
Mais de là à s'octroyer la licence de fumer ! Ma colère les foudroya. J'étais offusquée par la surprise. Une bouche de femme exhalant l'odeur âcre du tabac, au lieu d'embaumer ! Des dents de femmes noircies de nicotine, au lieu d'éclater de blancheur ! Pourtant, leurs dents étaient blanches. Comment s'y prenaient-elles pour réaliser cette performance ?
Je jugeais affreux le port du pantalon quand on n'a pas, dans la constitution, le relief peu excessif des Occidentales. Le pantalon fait saillir les formes plantureuses de la négresse, que souligne davantage une cambrure profonde des reins. Mais j'avais cédé à la ruée de cette mode qui ceignait et gênait au lieu de libérer. Puisque mes filles voulaient « être dans le vent », j'avais accepté l'entrée du pantalon dans les garde-robes.
J'eus tout d'un coup peur des affluents du progrès. Ne buvaient- elles pas aussi ? Qui sait, un vice pouvant en introduire un autre ? Le modernisme ne peut donc être, sans s'accompagner de la dégradation des mœurs ?
Étais-je responsable d'avoir donné un peu de liberté à mes filles ? Mon grand-père refusait l'accès de notre maison aux jeunes gens. À dix heures du soir, une clochette à la main, il avertissait les visiteurs de la fermeture de la porte d'entrée. Il scandait les tintements de la clochette, du même ordre : « Que celui qui n'habite pas icidéguerpisse ! »
Moi, je laissais mes filles sortir de temps en temps. Elles allaient au
cinéma, sans ma compagnie ; elles recevaient copines et copains. Des arguments justifiaient mon comportement : à un certain âge, irrémédiablement, le garçon ou la fille s'ouvre au sentiment de l'amour. Je souhaitais que mes filles en fassent sainement la découverte, sans sentiment de culpabilité, sans cachotterie, sans avilissement. J'essayais de pénétrer leurs relations ; je créais un climat propice au bon maintien et à la confidence.
Et voilà que de leurs fréquentations, elles ont acquis l'habitude de fumer. Et je ne savais rien, moi qui voulais tout régenter. La sagesse de ma grand'mère me revenait encore à l'esprit : « On a beau nourrir un ventre, il se garnit quand même à votre insu. »
Il me fallait réfléchir. Une réorganisation s'imposait pour enrayer le mal. À génération nouvelle, nouvelle méthode, aurait sans doute suggéré ma grand'mère.
J'acceptais d'être « vieux-jeu ». La nocivité du tabac m'était connue et je ne pouvais souscrire à sa consommation. Ma conscience la rejetait, comme elle rejetait l'alcool.
Je pourchassais, dès lors, son odeur, sans répit. Elle jouait à cache- cache avec ma vigilance. Sournoise, ironique, elle taquinait mes narines, puis s'enfuyait. Son refuge préféré restait les toilettes, surtout la nuit. Mais elle n'osa plus s'étaler, alerte et impudique.
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UNE SI LONGUE LETTRE 🥺
Ficção HistóricaAu long des pages, la sensibilité n'est que menue monnaie.Chaque pages, chaque paragraphe,chaque phrase presque, met l'accent sur un aspect important de la société sénégalaise, dont les soubassements culturels se trouvent exhumés expliquant conduite...