Chapitre 11

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Je sais que je te secoue, que je remue un couteau dans une plaie à peine cicatrisée ; mais que veux-tu, je ne peux m'empêcher de me resouvenir dans cette solitude et cette réclusion forcées.
La mère de Mawdo, c'est Tante Nabou pour nous et Seynabou pour les autres. Elle portait un nom glorieux du Sine : Diouf. Elle est descendante de Bour-Sine. Elle vivait dans le passé sans prendre conscience du monde qui muait. Elle s'obstinait dans les vérités anciennes. Fortement attachée à ses origines privilégiées, elle croyait ferme au sang porteur de vertus et répétait en hochant la tête, que le manque de noblesse à la naissance se retrouve dans le comportement. Et la vie ne l'a point épargnée, la mère de Mawdo Bâ. Elle perdit tôt un mari cher, éleva courageusement son aîné Mawdo et deux autres filles, aujourd'hui mariées et... bien mariées. Elle vouait une affection de tigresse à son « seul homme », Mawdo Bâ, et quand elle jurait sur le nez, symbole de la vie, de son « seul homme », elle avait tout dit. Maintenant, son « seul homme » lui échappait, par la faute de cette maudite bijoutière, pire qu'une griote. La griote porte bonheur. Mais une bijoutière !... Elle brûle tout sur son passage comme un feu de forge.
La mère de Mawdo, alors que nous vivions décontractés, considérant ton mariage comme un problème dépassé, elle réfléchissait le jour, elle réfléchissait la nuit, au moyen de se venger de toi, la Bijoutière.
Elle décida, un beau jour, de rendre visite à son jeune frère, Farba Diouf, chef coutumier à Diakhao. Elle rangea quelques vêtements bien choisis dans une valise qu'elle m'emprunta, entassa dans un panier divers achats : provisions et denrées chères ou rares en Sine (fruits de France, fromages, confitures), jouets pour ses neveux, coupons de

tissus destinés à son frère et à ses quatre femmes.
Elle fit appel à Modou pour quelques billets soigneusement pliés et
rangés dans son porte-monnaie. Elle se fit coiffer, teignit ses pieds et mains au henné. Vêtue, parée, elle partit.
La route de Rufisque se dédouble de nos jours, au croisement de Diamniadio : la Nationale I, à droite, mène, au-delà de Mbour, au Sine-Saloum, tandis que la Nationale II, traversant Thiès et Tivaouane, berceau du Tidianisme, s'élance vers Saint-Louis, naguère capitale du Sénégal. Tante Nabou n'avait pas ces voies agréables de communication. Dans le car et sur la piste cahotante, avec émotion, elle se retranchait dans ses souvenirs. La vitesse vertigineuse du véhicule, qui l'emportait vers les lieux de son enfance, ne l'empêchait pas de reconnaître le paysage familier. Voici Sindia, puis, à gauche, Popenguine où les gourmettes{10} festoient à la Pentecôte.
Que de générations a vu défiler ce même paysage figé ! Tante Nabou constatait la vulnérabilité des êtres face à l'éternité de la nature. Par sa durée, la nature défie le temps et prend sa revanche sur l'homme.
Les baobabs tendaient aux cieux les nœuds géants de leurs branches ; des vaches traversaient avec lenteur le chemin et défiaient de leur regard morne les véhicules ; des bergers, en culottes bouffantes, un bâton sur l'épaule ou à la main, canalisaient les bêtes. Hommes et animaux se fondaient comme en un tableau venu du fond des âges.
Tante Nabou fermait les yeux chaque fois que le car croisait un véhicule. Les gros camions et leurs énormes chargements surtout l'effrayaient.
La belle Mosquée « Médinatou-Minaouara » n'était pas encore édifiée à la gloire de l'Islam ; mais, dans le même élan pieux, hommes et femmes priaient en bordure de la route. « Pour se convaincre de la survie des traditions, il faut sortir de Dakar », murmurait Tante Nabou.
Des épineux bordaient à gauche la forêt de Ndiassane ; des singes s'en échappaient pour se griser de lumière.
Voici Thiadiaye, Tataguine, Diouroupe, puis Ndioudiouf et enfin Fatick, capitale du Sine. Essoufflé et fumeux, le car bifurqua à gauche. Des secousses, des secousses encore. Enfin, Diakhao, Diakhao la

Royale, Diakhao, berceau et tombeau des Bour-Sine, Diakhao de ses ancêtres, Diakhao, la bien-aimée, avec la vaste concession de son ancien palais.
Les mêmes lourdeurs meurtrissaient son cœur, à chaque visite au domaine familial.
Avant toute chose, de l'eau pour des ablutions et une natte pour prier et se recueillir face à la tombe de l'aïeul. Ensuite, elle promena son regard empreint de tristesse et chargé d'histoire sur les autres tombes. Ici, les morts cohabitent avec les vivants dans l'enceinte familiale : chaque roi, au retour du sacre, plantait dans la cour deux arbres qui délimitaient sa dernière demeure. Tante Nabou lança vers ces repaires mortuaires des versets psalmodiés avec ferveur. Elle avait un masque tragique, dans ces lieux de grandeur qui chantaient le passé, au son des « djou-djoung »{11}.
Ton existence, Aïssatou, ne ternira jamais sa noble descendance, jura-t-elle.
Associant dans sa pensée, rites antiques et religion, elle se rappela le lait à verser dans le Sine{12} pour l'apaisement des esprits invisibles. Demain, elle irait faire dans l'eau ses offrandes pour se préserver du mauvais œil, tout en s'attirant la sympathie des « tours »{13}.
Royalement accueillie, elle rentra aussitôt dans ses prérogatives d'aînée du maître de maison. On ne lui parlait que genoux à terre. Elle prenait ses repas seule, servie de ce qu'il y avait de meilleur dans les marmites.
Les visiteurs vinrent de partout pour l'honorer, lui rappelant ainsi la véracité de la loi du sang. Ils ressuscitèrent pour elle l'exploit de l'aïeul Bour-Sine et la poussière des combats et l'ardeur des chevaux pur sang... Elle puisa force et vigueur dans les cendres ancestrales remuées, au son éclectique des koras, grisée des senteurs lourdes de l'encens brûlé. Elle convoqua son frère.
— J'ai besoin, lui dit-elle, d'une enfant à mes côtés, pour meubler mon cœur ; je veux que cette enfant soit, à la fois, mes jambes et mon bras droit. Je vieillis. Je ferai de cette enfant une autre moi-même. La maison est vide depuis que les miens sont mariés.
Elle pensait à toi, fignolant sa vengeance, mais se garda bien de parler de toi, de la haine qu'elle t'avait vouée.
— Qu'à cela ne tienne, rétorqua Farba Diouf. Je ne t'ai jamais

proposé d'éduquer l'une de mes filles par crainte de te fatiguer. Or, les jeunes d'aujourd'hui sont difficiles à tenir. Prends la petite Nabou, ton homonyme. Elle est à toi. Je ne te demande que ses os.
Satisfaite, Tante Nabou refit sa valise, mit dans ses paniers tout ce que l'on trouve en brousse et qui est cher en ville : couscous séché, pâte d'arachides grillées, mil, œufs, lait, poules. La petite Nabou bien prise dans sa main droite, elle reprit le chemin inverse.

UNE SI LONGUE LETTRE 🥺Où les histoires vivent. Découvrez maintenant