Chapitre 24

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Aujourd'hui, je n'ai pu terminer la prière du crépuscule à ma guise : des hurlements venus de la rue, m'ont fait bondir de la natte où j'étais assise.
Debout sur la véranda, je vois arriver mes fils Alioune et Malick en pleurs. Ils sont dans un état piteux : habits déchirés, corps empoussiérés par la chute, genoux sanguinolents sous la culotte ; une échancrure fend largement la manche droite du tricot de Malick ; du même côté, le bras pend lamentablement. L'un des gosses qui les soutiennent, m'explique : « Un cyclomoteur et son conducteur ont renversé Malick et Alioune. Nous jouions au football. »
Un jeune homme s'avance, cheveux longs, lunettes blanches, gris- gris au cou. La poussière grise de la rue maquille son ensemble « jean ». Malmené par les gosses dont il est la cible, une plaie rouge à la jambe, le voici visiblement gêné par tant d'hostilité. Avec un accent et des gestes polis qui contrastent avec sa mise débraillée, il s'excuse : « J'ai vu trop tard les enfants, en tournant à gauche. Je croyais accéder à une voie libre dans cette rue à sens unique. »
« Je n'imaginais pas que les enfants y avaient installé un terrain de jeux. J'ai freiné, inutilement. J'ai buté sur des pierres qui délimitaient la place du goal. J'ai entraîné dans ma chute vos deux fils ainsi que trois autres garçonnets. Je m'excuse. »
Le jeune homme au cyclomoteur me surprend agréablement. Je me défoule, mais pas sur lui. Je connais la difficulté de conduire dans les rues de la ville, surtout dans la Médina, pour l'avoir affrontée. La chaussée, pour les enfants, est un terrain de prédilection. Quand ils en prennent possession, plus rien ne compte. Ils s'y démènent comme des diables autour du ballon. Des fois, l'objet de leur ardeur est un chiffon épais, ficelé, arrondi. Qu'importe ! Le conducteur n'a pour refuge que

son frein, son klaxon, son sang-froid, on lui ouvre une haie désordonnée, vite refermée dans la bousculade. Derrière lui, les cris reprennent, plus exaltés.
« Jeune homme, tu n'es pas responsable. Mes fils sont fautifs. Ils ont déjoué ma vigilance, alors que je priais. Va, jeune homme ou plutôt, attends que je te fasse apporter de l'alcool et du coton pour ta plaie. »
Aïssatou, ton homonyme, apporte alcool iodé et coton. Elle soigne l'inconnu, puis Alioune. Les gosses du quartier n'approuvent pas ma réaction. Ils souhaiteraient pour le « fauteur » une punition, je les rabroue. Ah, les enfants ! Ils provoquent un accident et de surcroît veulent sanctionner.
Le bras pendant de Malick m'a l'air cassé. Il descend anormalement. « Aïssatou, vite, vite. Porte-le à l'hôpital. Si tu n'y trouves pas Mawdo, tu demanderas le service des urgences. Va, va, ma fille. » Aïssatou s'habille rapidement et rapidement aide Malick à se nettoyer et à se changer.
Le sang des blessures coagulé dessine sur le sol des taches sombres et répugnantes. Tout en les brossant, je pense à l'identité des hommes : même sang rouge irriguant les mêmes organes. Ces organes, situés aux mêmes endroits, remplissent les mêmes fonctions. Les mêmes remèdes soignent les mêmes maux sous tous les cieux, que l'individu soit noir ou blanc : Tout unit les hommes. Alors, pourquoi s'entretuent-ils dans des batailles ignobles pour des causes futiles en regard des massacres de vies humaines ? Que de guerres dévastatrices ! Et pourtant, l'homme se prend pour une créature supérieure. À quoi lui sert son intelligence ? Son intelligence enfante aussi bien le beau que le mal, plus souvent le mal que le bien.
Je reprends ma place sur la natte ornée d'une mosquée verte, réservée à mon seul usage, comme la bouilloire de mes ablutions. Alioune, toujours reniflant, bouscule Ousmane pour s'emparer de sa place, à mes côtés, à la recherche d'une consolation que je lui refuse. Au contraire, je profite de l'occasion pour le sermonner :
— La rue n'est pas un terrain de jeux. Tu t'en es bien tiré aujourd'hui. Mais demain ! Attention... Tu auras une fracture quelque part comme ton frère.
Alioune rouspète :

— Mais, il n'y a pas de terrain de jeux dans le quartier. Les mères ne veulent pas que l'on joue au football dans les cours. Que faut-il faire alors ?
Sa remarque est pertinente. Il faut que les responsables de l'Urbanisme prévoient des terrains de jeux, comme ils ménagent des espaces verts.
Des heures plus tard, Aïssatou et Malick reviennent de l'hôpital où Mawdo s'est, une fois de plus, bien occupé d'eux. Le bras plâtré de Malick m'indique que le bras pendant était bien cassé. Ah, que les gosses font payer cher la joie de les avoir mis au monde.
Décidément mon amie, c'est la cascade des événements malheureux. Je suis ainsi faite : quand le malheur me tient, il ne me lâche plus.
Aïssatou, ton homonyme est enceinte de trois mois. Farmata, la griote aux cauris, m'a habilement manœuvrée vers cette découverte désastreuse. La rumeur publique l'avait sans doute aiguillonnée ou son sens développé de l'observation l'avait simplement servie.
Chaque fois qu'elle lançait ses cauris pour couper nos discussions (nos points de vue divergeaient sur tout), elle poussait des « han » de mécontentement. Avec force soupirs, elle signalait dans la masse désordonnée des cauris : une jeune fille enceinte.
J'avais bien remarqué l'amaigrissement soudain de ton homonyme, son manque d'appétit, le gonflement de ses seins : autant de signes révélateurs de la gestation qu'elle couvait.
Mais la puberté, elle aussi transforme les adolescents ; elle les gonfle ou les amaigrit, les allonge. Et puis, Aïssatou, peu après la mort de son père, avait eu une crise violente de paludisme enrayée par Mawdo Bâ. La disparition de ses rondeurs datait de cette époque.
Aïssatou refusait de regrossir pour conserver une taille fine. Je mettais naturellement sur le compte de cette nouvelle manie, son peu d'alimentation et son dégoût de certains mets. Mince, elle flottait dans ses pantalons et ne portait plus, à ma grande joie, que des robes.

UNE SI LONGUE LETTRE 🥺Où les histoires vivent. Découvrez maintenant