10| L'ombre de la faucheuse

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« Ton grand-père a un cancer. Une tumeur au cerveau. Il... il ne pourra pas guérir... Il lui reste... cinq mois maximum... Mon Dieu... pardon, je... »

Ce dont je me souviens très clairement, c'est ma mère qui éclate en sanglots. La suite est restée floue dans mon esprit. C'était une période brumeuse, où je ne savais plus dans quelle direction marcher. Mon grand-père n'était pas juste un papi pour nous. C'était le patriarche de la famille, avant mon père. Sa parole avait du poids, c'était lui, le père de ma mère, qui dictait nos vies. Il y avait six ans déjà, mon grand-père paternel sombrait dans la maladie d'Alzheimer, et voilà qu'après la démence, c'est la mort qui s'abattait sur l'autre.

Pendant ces cinq mois d'errance, je suis régulièrement allé le voir à l'hôpital. Mon grand-père qui a toujours été le plus fort ressemblait maintenant au plus faible des vieillards. Et je me demandais : à quoi bon vivre, gouverner, être admiré, si c'est pour finir comme une loque grignotée chaque jour par la faucheuse ? Ma mère et ma grand-mère étaient effondrées. Elles partageaient leurs journées entre l'hôpital et l'église, à prier pour que grand-père rejoigne le Seigneur sans douleur. Je crois qu'elles préféraient toutes les deux qu'il meurt vite et que finissent enfin ces cinq mois maudits. Leurs prières ont été exaucées, car au début du mois de juillet, grand-père nous a quitté dans son sommeil.

J'ai toujours détesté les enterrements, et particulièrement celui-ci. L'ambiance était sinistre, les gens pleuraient et se lamentaient alors que le ciel dehors était d'un bleu éclatant. Il faisait une chaleur écrasante à l'intérieur de l'église. Mon costume noir me faisait transpirer, j'ai dû desserrer ma cravate qui m'étouffait. Ou peut-être que c'était ma nervosité qui me donnait la sensation de ne plus pouvoir respirer.

Des inconnus sont venus nous présenter leurs condoléances, il paraît que c'était des amis de grand-père. Ma mère n'arrivait même pas à les remercier tellement elle pleurait. Comment faisait-elle pour laisser cours à sa tristesse devant tant de personnes ? Moi aussi j'étais triste, mais comme me l'a fait remarqué Capucine : « Pourquoi tu pleures pas, Tintin ? ». Je ne savais pas. Je n'y arrivais pas. Je culpabilisais de ne pas ressentir l'envie de pleurer. J'avais peur que les gens pensent que je n'aimais pas mon grand-père, que je n'en avais rien à faire qu'il soit mort. Alors quand tout le monde est sorti de l'église avec le cercueil, je me suis éclipsé vers la place de la ville pour me mouiller les yeux avec l'eau de la fontaine.

La cérémonie était interminable, sous un soleil de plomb. J'attendais juste que le temps passe, je comptais les gouttes de sueurs qui perlaient sur mon front. Ça a duré toute la journée, plus de douze heures de désespoir concentré. Quand je suis enfin rentré à la maison, ma tête était sur le point d'exploser. J'ai enfoncé mes écouteurs dans mes oreilles, j'ai lancé une vidéo bien débile et j'ai essayé d'oublier mon grand-père, son enterrement, les larmes de ma mère et la vie qui ne tenait qu'à un fil.

***

Vers la fin du mois de juillet, je me suis décidé à retourner au cimetière, seul. J'ai acheté des chrysanthèmes et j'ai marché vers sa tombe. Depuis l'enterrement, maman changeait les fleurs chaque semaine, il y avait donc déjà un bouquet resplendissant contre la croix ornementée, mais j'ai quand même déposé le mien de façon à ne pas cacher le nom de mon grand-père. Je me suis ensuite accroupi et me suis mis à prier, silencieusement, pour lui et pour moi.

Quand j'ai rouvert les yeux, mon sang n'a fait qu'un tour. C'était Loni Kancel qui entrait dans le cimetière avec sa sœur, dont il serrait la main très fort. Discrètement, je me suis relevé pour les suivre. Ils se sont arrêtés devant une petite pierre avec une minable croix. La tombe avait l'air récente. Kancel s'est accroupi et a déposé un bouquet de fleurs, sa sœur ne bougeait pas d'un millimètre, comme paralysée. Sans réfléchir, je me suis approché à petits pas. Il s'est retourné et a eu un mouvement de recul en me voyant. Puis son instinct protecteur a repris le dessus et il s'est placé devant sa sœur, avant de me cracher :

─ Qu'est-ce que tu fais là, Dulard ?

─ Quoi ? J'ai pas le droit d'aller au cimetière ? Mon grand-père est mort, ai-je répliqué en lui indiquant d'un mouvement de tête l'emplacement de la tombe.

─ C'est qui, Loni ? lui a chuchoté sa sœur.

─ Personne, Aimée. Viens, on s'en va.

Quand il a prononcé ces mots, j'ai eu encore ce réflexe insensé de le retenir. Je ne sais pas si c'était la curiosité ou l'envie de le faire rester qui m'a poussé à demander :

─ C'est ta mère qui est morte ?

Il s'est arrêté net. J'ai entendu sa sœur étouffer un sanglot. Il a serré sa main plus fort encore, comme pour l'empêcher de s'effondrer.

─ Toutes mes condoléances.

─ Tu te fous de ma gueule, c'est ça ? s'est-il emporté en s'avançant à grands pas rageurs.

─ Non, pas du tout, me suis-je défendu. Je suis vraiment désolé pour ta mère, qu'est-ce que tu crois ?

─ Je crois que t'en as rien a foutre que ma mère soit morte, t'es même content que ça m'arrive ! a-t-il éclaté en m'empoignant par le col. C'est bien ce que tu m'as dit, que tu voulais me voir souffrir, hein ? Alors rigole, vas-y, dis-moi encore que t'es désolé alors que tout ce que t'attendais, c'est me voir pleurer comme une merde !

─ Loni, arrête, lâche-le ! s'est écriée sa sœur.

Mais il ne l'a pas écouté, continuant à serrer le col de mon tee-shirt, à me regarder avec une haine inouïe. Je ne l'avais jamais connu comme ça, violent et combatif. Il a toujours été un gamin chétif, une proie facile, un souffre-douleur né. Mais aujourd'hui, c'était tout l'inverse. Et je crois que pour la première fois, j'ai eu peur de lui.

─ Tu fais semblant de me présenter tes condoléances pour ma mère, a-t-il grogné d'une voix rauque. Eh bien moi, je vais cracher sur la tombe de ton facho de grand-père !

C'en était trop, j'ai commencé à me débattre et à lui donner des coups de poings dans les côtes. Pendant qu'on se bagarrait, sa sœur nous criait d'arrêter et tentait de nous séparer. Je levais mon poing pour le frapper au visage quand elle s'est interposée.

─ NON !

Kancel m'a attrapé le poignet avant que je ne commette le geste par erreur. Sa sœur s'était déjà couvert le visage avec ses mains tremblantes. Seules ses sanglots brisaient le silence et l'immobilité mortels dans lesquels nous étions plongés. On se fixaient l'un l'autre avec des regards angoissés, sans oser cligner des paupières de peur sans doute que la colère nous emporte à nouveau. Au bout d'une éternité, il m'a repoussé et a reculé avec sa sœur en faisant barrage de son corps. Il me fixait d'un œil alerte, à la fois nerveux et menaçant.

─ Si tu la touches, a-t-il murmuré, je te tue.

Un frisson m'a parcouru l'échine. C'était on ne peut plus clair. Il est parti et je ne l'ai plus revu jusqu'à la rentrée en première. L'été passé, il semblait avoir vieilli brutalement. Ses traits étaient plus forts, plus aiguisés, j'aurais pu me couper sur sa mâchoire et ses pommettes. Mais je crois que ce qui était devenu le plus dur chez lui était son regard. Chaque fois qu'il se posait sur moi, je ressentais maintenant le même frisson qu'au cimetière. Et chaque fois, j'entendais sa voix résonner dans ma tête, celle qui me disait qu'il pouvait me tuer.

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J'aime particulièrement ce chapitre car il parle d'un sujet qui me touche beaucoup : le deuil. On a tous des réactions différentes face à la mort d'un proche et parfois, on peut s'en vouloir que notre tristesse ne soit pas aussi visible que celle des autres.

On apprécie l'apparition de ma petite Aimée :) je n'ai malheureusement pas pu la mettre souvent en scène dans ce hors-série, car Martin n'a aucun lien avec elle si ce n'est son frère, Loni.

Merci pour votre lecture ;)

À bientôt !
MayaOnyx

Souvenirs d'un RefouléOù les histoires vivent. Découvrez maintenant