Souvenirs d'un Refoulé

5| Le nouveau voisin

L'année de troisième a filé comme du sable, fluide, rapide et sans encombre. J'ai eu mon brevet haut la main avec mention bien, mais surtout, j'ai pu en toute impunité martyriser mon cher souffre-douleur. Il faut dire que la vie scolaire était complètement aveugle et que les autres élèves, quand ils remarquaient quelque chose, agissaient comme des témoins muets et insensibles. Ils avaient raison, ce n'était pas leurs affaires. J'avais hâte d'entrer au lycée, de un pour changer d'air et peut-être me débarrasser de Loni Kancel une bonne fois pour toute, et de deux car ma tante Sophie était la CPE de l'établissement dans lequel j'allais étudier. Quand on connaît la cheffe des surveillants, c'est assez facile d'accéder à tout un tas de privilèges dont je n'allais pas me priver.

Vers la fin du mois d'août, de nouveaux voisins ont emménagé dans la grande maison d'à côté. Je traînais sur les réseaux sociaux quand j'ai aperçu le camion de déménagement. A part les déménageurs reconnaissables à leur combinaison bleue, il n'y avait qu'un père et son fils. Ce dernier devait avoir mon âge, il portait un bonnet moue et un tee-shirt d'un groupe de musique que je ne connaissais pas. A un moment, son père lui a dit : « Bouge-toi, Corey ! Sinon on y sera encore quand le soleil se couchera. » Le garçon a râlé avant de lever les yeux, nos regard se sont croisés et il m'a salué en souriant. Je lui ai rendu par un signe de main juste quand ma mère s'est mise à crier d'en bas :

─ Tu as vu, Martin ? Le nouveau voisin est un garçon de ton âge !

─ Oui, maman, j'ai remarqué. Et arrête de crier, c'est insupportable !

Le lendemain, ma mère est allée sonner chez les nouveaux voisins pour les inviter à dîner. Elle était toute excitée à l'idée de rencontrer des gens, sûrement parce qu'elle n'a pas le temps de se faire des amis en tant que secrétaire dans un cabinet dentaire. Elle a fait une tonne de courses le matin et s'est attelée aux fourneaux dès quatorze heures. Comme maman était occupée, Capucine est venue me demander de jouer avec elle aux poupées, mais je l'ai envoyé bouler. J'avais pas que ça à foutre de faire mu-muse avec des Barbies pour divertir une morveuse de six ans. Mon père n'était pas encore rentré du travail quand la sonnette a retenti. Ma mère s'est essuyée les mains et s'est empressée d'aller ouvrir, un grand sourire aux lèvres. Contre toute attente, il n'y avait que le fils qui se trouvait derrière le portail. Il s'est avancé jusqu'au seuil de la porte, un paquet de chips dans la main.

─ Bonsoir ! s'est quand même exclamée maman. Enchantée, je suis Marie-Noëlle.

─ Corey, s'est présenté le voisin à son tour. Enchanté également. Je suis vraiment désolé d'arriver comme ça, tout seul avec un pauvre paquet de chips, mais mon père a dû faire des heures supp au travail, comme d'habitude... Enfin bon, j'aurais préféré venir avec une bouteille de rosé mais je ne peux pas encore légalement en acheter !

Ma mère s'est mise à rire un peu trop fort pour que cela soit naturel.

─ C'est drôle, mon mari aussi est coincé au travail ! Ces hommes alors... tous obsédés par leur carrière ! Mais tu n'aurais pas dû, Corey, pour le paquet de chips, enfin ce que je veux dire c'est que tu es notre invité, nous t'invitons, tu es le bienvenu chez nous !

C'était une démonstration de politesse assez pathétique, comme si les deux faisaient un concours. Le voisin a enlevé ses sandales mais ma mère lui a dit de les garder, parce qu'il pourrait attraper froid aux pieds, alors qu'il faisait tout bonnement vingt-six degrés... Elle m'a ensuite appelé tout sourire pour me présenter.

─ Corey, voici mon fils Martin, il a...

─ Je peux me présenter tout seul, maman, ai-je marmonné.

─ Oh pardon, d'accord, très bien... Je vous laisse entre ados, alors !

Elle s'est éclipsée vers la cuisine, toujours en souriant comme une débile. Elle m'avait bien mis mal-à-l'aise devant le nouveau voisin, maintenant. Je me suis tourné vers lui et il y a eu un silence embarrassant. J'ai finalement osé déclarer :