3| Ce jour où je suis devenu un monstre

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Les vacances m'ont fait du bien, même si mes parents n'arrêtaient pas de se disputer avant que je ne sois envoyé chez mes grands-parents avec Capucine, ma petite sœur de quatre ans. Ce qui m'a le plus soulagé, c'est de ne plus l'avoir vu, lui, pendant deux semaines. Mes grands-parents habitaient à la campagne, à une cinquantaine de kilomètres de la région parisienne, il était donc impossible que je le croise quelque part. Je me suis simplement concentré sur mes vacances, les tartes aux pruneaux de ma grand-mère et les débats politiques de mon grand-père avec ses amis à la table du jardin. Il se plaignait du président élu l'an dernier, « après Sarkozy, voilà qu'on se paye un gaucho ! ». Je ne m'intéressais pas vraiment à la politique, mais comme toute ma famille votait à droite, j'avais naturellement adopté leur opinion.

Puis la rentrée est arrivée, comme une claque. Je l'ai revu dès le premier jour ‒ évidemment, nous étions dans la même classe. Il avait l'air exténué, à tel point qu'il somnolait en cours, et des cernes creusaient le dessous de ses beaux yeux. Pourtant il avait dû se reposer pendant les vacances, non ?

Lors du dernier cours de la journée, il a craqué et s'est endormi. La prof d'art plastique ‒ une peau de vache ‒ l'a engueulé devant tout le monde à coup de « parce que tu as de bonnes notes dans les autres matières, tu te permets de dormir pendant mon cours, c'est ça ?! » et lui a mis une heure de colle. Kancel est allé la voir à la fin de l'heure tandis que je traînais en rangeant mes affaires pour les écouter. Il parlait trop doucement pour que je puisse capter ses mots, mais une chose est sûre : le visage de la prof a radicalement changé et elle s'est même confondue en excuses. Finalement, elle lui a retiré son heure de colle et lui a souhaité bon courage. Je savais qu'il avait des problèmes familiaux, mais pas que ça l'affectait autant. Il s'est frotté les yeux puis a quitté la salle de classe avant moi.

Le lendemain, on avait cours de sport. Comme d'habitude, il n'allait plus dans les vestiaires, et j'ai rapidement su qu'il se changeait dans les toilettes. Alors ce jour-là, je me suis habillé en vitesse et j'ai filé là-bas. Je ne sais pas pourquoi. J'en avais envie, c'est tout. Son vieux pull fuchsia pendait sur la porte d'une cabine. Je me suis glissé dans celle d'à côté et je me suis accroupi sur les toilettes, les pieds sur la cuvette pour qu'il ne sache pas que j'étais là, tout près de lui. J'ai collé mon oreille contre la paroi qui nous séparait, en pensant à sa présence de l'autre côté, en me disant qu'il était en train de se déshabiller à quelques centimètres de moi. Cette idée me rendait dingue, je crois. Puis j'ai entendu un reniflement, un hoquet, enfin un sanglot. Il était en train de pleurer. Je me suis écarté de la paroi quand je l'ai compris. Il suffoquait tellement il pleurait. C'était horrible à entendre. Et pourtant, je suis resté là, figé, à l'écouter se morfondre.

Il s'est enfin calmé au bout de quelques minutes et j'ai entendu le verrou de sa porte tourné. Quand il a fait couler l'eau d'un robinet, mon pied a eu le malheur de glisser sur la cuvette et j'ai perdu l'équilibre. Surpris, il a énoncé à voix haute : « Qui est là ? », avant de finalement soupirer comme il le faisait toujours, « En fait, non, je m'en fiche. Qu'importe qui c'est, maintenant tu pourras dire à tout le monde que le pédé de service chiale comme une fillette dans les toilettes... ». Il a claqué la porte et je me suis mis à fixer le sol, complètement perdu. Je me suis égaré tellement longtemps dans mes pensées que le prof de sport m'a mis un retard.

Le soir, on était tous à table, en train de manger le gratin dauphinois de ma mère. Capucine avalait goulûment, mais moi je n'avais aucun appétit. Maman m'a alors demandé ce qui n'allait pas, j'ai répondu « rien » et me suis forcé à prendre une bouchée de mon assiette. Mes pensées n'arrêtaient pas de divaguer tout autour de lui. Mille et une questions se bousculaient dans ma tête, je remettais tout en cause, il me faisait tout remettre en cause. Ça m'obsédait tellement que ma bouche a prononcé cette phrase. Une question que je ne pensais jamais poser un jour à mes parents.

Souvenirs d'un RefouléOù les histoires vivent. Découvrez maintenant