Chapitre 16

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Le Directeur s'est bien gardé de me dire que je ne serai pas seul pour ma nouvelle mission.

Ça me fait rire intérieurement. Son discours me laissait soi-disant carte blanche, de croire en moi... Je ne suis pas à l'aise et je sais que mes « collègues » le ressentent. Pour eux, je ne suis qu'un jeunot qui a sans doute tirer une ou deux cordes pour obtenir le statut d'Elite.

En temps normal, ce que pensent les autres m'indiffère. J'ai toujours préféré travailler avec mes esprits de toute façon.

Sauf que là, je me sens encerclé, piégé, par mes propres congénères.

Mona, Lydia, Sylvain et Aaron surveillent ce qu'il se passe autour de moi à distance.

- Soohan, ça va aller ? me demande Aaron à travers mon oreillette.

- Faudra bien. Rien de suspect de votre côté ?

- Non pas de mouvements inhabituels pour le moment. On reste en contact, on est avec toi mon pote, termine Sylvain avant de couper la communication.

Il pleut toujours à Alteria. Le vent, timide, n'en est pas moins glacial. J'ai la vague impression que les éléments sont contre nous. Les passants nous fixent bizarrement, comme s'ils savaient la raison de notre présence.

Je n'aime pas être perçu comme un indésirable.

Je ne supporte pas l'idée qu'un Alterien puisse me voir comme un ennemi.

Et pire que tout, je ne veux pas mêler le Conseiller à tout ce délire.

Je m'approche d'un des Elites qui m'accompagnent.

- Est-ce que vous pouvez m'attendre là quelques instants ? J'aimerais discuter avec le Conseiller seul à seul avant de...

- Oui, bien sûr, vas-y. On interviendra que si c'est nécessaire, tu le sais, me rassure-t-il en un sourire qui se veut sincère.

Je sais instinctivement où trouver le Conseiller. Qu'il neige ou qu'il vente, il adore faire des pauses dans les jardins, pour "reposer ses vieux os". Depuis qu'il m'a entendu dire cette expression, il l'a complètement adoptée.

Et je ne m'étais pas trompé.

Il s'est abrité sous un kiosque japonisant, un de ceux que je trouve les plus spectaculaires des jardins. L'abri est posé sur un lit de pierres colorées bordé par deux gros pots de buis et des érables qui permettent d'intégrer le kiosque au reste du jardin.
Un petit point d'eau abritant des sortes de carpes se confond avec le bruit des gouttes de pluie. Je distingue des petits tas de mousses sur les rebords.

Lorsque je m'approche, je constate que le Conseiller est en train de donner à manger à un petit groupe d'escaions. Ces magnifiques créatures sont un savant mélange entre un cerf et un corbeau : ils sont dotés de larges bois, comme les cervidés, de sombres plumes noires collent à leur corps fins et élancés, donnant l'impression qu'ils pourraient s'envoler à tout instant.

 Ces magnifiques créatures sont un savant mélange entre un cerf et un corbeau : ils sont dotés de larges bois, comme les cervidés, de sombres plumes noires collent à leur corps fins et élancés, donnant l'impression qu'ils pourraient s'envoler à to...

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Les bêtes me sentent arriver mais ne fuient pas pour autant.

Le Conseiller a l'air de m'attendre car il tapote la place à côté de lui pour que je m'y assoie.

Il me tend ensuite un petit paquet de ce qui ressemble à des biscuits mais dès que je l'ouvre, une odeur très forte d'herbe s'en échappe.

- Ce sont des friandises spécialement faites pour eux. Elles sont très nourrissantes et améliorent leur système digestif, m'explique le Conseiller.

Je ne réponds pas et me contente de tendre un des petits encas à un jeune escaion, pas timide pour un sou. Je vois que sa mère le surveille jusqu'au moment où elle rejoint son petit.

Je ne veux pas gâcher un tel moment.

Si seulement il n'y avait pas toute cette merde... Si seulement...

- Hé bien mon garçon, pourquoi donc fais-tu une tête pareille ? Un si joli visage ne devrait pas être terni par des larmes hum ?

Sa main, réconfortante, se pose sur ma joue d'où s'écoule un flot de larmes incontrôlables, totalement indépendantes de ma volonté.

Il sait.
Bien sûr qu'il sait.

Pourtant je ne perçois pas une once de colère dans son geste. Il parait au contraire serein.

J'essaie de parler, de m'excuser, mais aucun son ne sort de ma bouche.

Soudain, le Conseiller prend mon bras et passe le sien dessous. Il regarde la sortie du Palais, un sourire éclaire son visage.

Je ne peux pas faire ça ! Et merde !

- Les gars, changement de plan. Je vais mettre le Conseiller en lieu sûr. Ce n'est pas un Oris, j'en suis certain, dis-je à travers mon oreillette.

- Attends quoi ? Qu'est-ce qui te prend d'un coup ?

- J'ai pas le temps de rentrer dans les détails. Vous me faites confiance ou pas ?

- Évidemment crétin !

Ha ça c'est Lydia qui commence à s'énerver.

Je prends le temps de réfléchir à ce que je vais dire. La plupart du temps, je fonce tête baissée dans les problèmes. Je ne suis pas quelqu'un de sérieux, je suis spontané et je me fie à mon instinct. Et là, il me dit que je fais fausse route.

- Vous allez dire au Directeur que je n'ai pas rempli ma mission et que vous n'arrivez plus à me joindre.

- Tu veux faire cavalier seul ? Soohan, on est une équipe et on sait ce que tu as en tête et il en est hors de question. Réfléchis un peu avant de faire n'importe quoi !

Tout le monde finit par m'engueuler en même temps. Je sens que mes tympans vont bientôt exploser...

Je suis le roi des décisions foireuses, mes amis le savent. Je viens d'avouer que je suis prêt à risquer ma carrière pour une bête intuition. Ils ont raison de me faire la morale mais je sens au fond de moi qu'il y a quelque chose qui cloche. J'aimerais tellement qu'ils ressentent ce que je ressens !

Je tire le Conseiller par le bras, sans aucune douceur j'en ai bien conscience, mais on doit partir au plus vite.

- Conseiller Valdryn, vous savez s'il y a des portes de secours au Palais ? Une sortie en cas de problème ?

- Eh bien, je ne crois pas, de mémoire. Nous devons passer par la poste principale j'en ai bien peur.

Ça ne m'enchante pas de repasser par la grande porte. Mes « collègues » vont se demander ce que je fais, j'ai déjà pris trop de temps.

- Conseiller, reculez s'il vous plait, et cachez-vous.

J'inspire et expire en faisant le vide autour de moi.

- 물의 정령들이여, 내 부름을 듣고 정화의 칼날을 주소서 (Esprits des eaux, entendez mon appel et donnez-moi les lames de la purification)

Mes épées d'eau sont non létales car je ne supporte pas de faire du mal volontairement. Sentir mes armes entre mes mains me donne du courage et il va m'en falloir.

Je les dématérialise temporairement et demande au Conseiller de rester en retrait, le temps de dégager le chemin vers l'extérieur.

Arrivé devant la porte, je prends une grande inspiration et ouvre l'immense rempart de bois et de métal. Je vais dire que le Conseiller était absent aujourd'hui. Avec un peu de chance, on me croira. Sinon...

La pluie bat son plein. Je n'entends que le bruit des gouttes s'écrasant au sol. Les Alteriens aiment croire que la pluie est en fait une manifestation de la tristesse d'Anfëlion, que ses larmes tombent sur eux, telle une bénédiction.

Je m'avance, prêt à tenir mon discours mensonger, mais je ne vois personne. Ou plutôt, personne debout. Toutes mes collègues sont à terre, inconscients.

Le Sauveur aux deux couleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant