Chapitre 4 : La chaussette verte

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Brooke ne parle pas, elle fixe l'assistante sociale sans ouvrir la bouche, elle a fait la même chose avec le médecin et avec l'infirmière. Les adultes sont désemparés face à cette petite fille qui refuse d'émettre le moindre son. Depuis qu'elle a été séparée de la dépouille de sa mère, elle n'a plus daigné prononcer le moindre mot. Elle pleure, bien entendu, mais ce sont là de drôles de sanglots, d'aucuns diraient que ce sont des larmes d'adultes qui ruissellent le long de son visage fermé. Ses petits poings serrés et son menton pointé en avant sont un défi au monde des adultes, ils l'ont arrachée à sa mère et ne méritent plus aucune confiance de la part de l'enfant.

C'est en désespoir de cause qu'on a fait appel à son voisin, Mr Stones. Le vieil homme n'a pas hésité une seule seconde. C'est lui qui a préparé la valise de la petite fille, qui s'est également assuré qu'elle puisse emporter avec elle les souvenirs que sa maman lui a préparé. Hannah s'était confié à lui et cet ami fidèle veille scrupuleusement à ce que les dernières volontés de la défunte concernant sa fille soient respectées.

Il aurait aimé faire plus pour elle, pour toutes les deux, mais que pouvait le vieil homme face à la fatalité. Depuis deux ans déjà Hannah a reçu le terrible diagnostique, elle savait qu'elle n'avait plus que peu de temps devant elle et c'est pour cette raison qu'elle s'était confiée à son voisin et ami. Une méchante tumeur au cerveau grandissait sournoisement en elle et ne lui laissait aucune chance. Elle était condamnée et c'était en réalité déjà un miracle qu'elle ait survécu aussi longtemps. D'après les médecins elle n'aurait pas dû vivre au-delà des trois ans de sa fille, alors, pour Hannah, chaque petite journée en plus qu'elle grappillait au destin était un cadeau et une fête.

Cependant, la jeune mère était une enfant de l'assistance publique. Pas de famille, pas de parents. Elle savait qu'une fois partie, sa petite risquait de suivre le même chemin qu'elle, d'institutions en foyers d'accueil, elle risquait de croiser la route de gens mal intentionnés, de familles d'accueil qui ne visaient que l'allocation. Elle refusait que sa fille ait ce destin, c'était hors de question, alors Hannah avait fait tout son possible pour régler « la suite » de son vivant. Et tout était prêt dans la fameuse pochette plastifiée qui ne la quittait jamais. Chaque étape avait été préparée avec soin, chaque document vérifié encore et encore, pour que sa petite princesse soit protégée et confiée à la personne qui prendrait soin d'elle coûte que coûte, du moins, elle l'espérait.

Il pénètre d'un pas rapide dans l'hôpital où on a fait subir à l'enfant une batterie d'examens de toute sorte pour s'assurer qu'elle est en bonne santé. Il n'y a que son petit cœur qui est brisé, et ça, Mr Stones le sait. Lorsqu'il aperçoit Brooke avec son visage fermé, assise dans le couloir, l'homme ne se pose aucune question. Il vient s'asseoir près de l'enfant, lui laisse le temps d'assimiler sa présence, puis la prend doucement dans ses bras. Tout d'abord, la gamine est raide comme un morceau de bois, puis alors que le vieil homme la berce contre sa poitrine, ses muscles se détendent.

Un cri étouffé d'animal à l'agonie secoue le couloir de l'hôpital. Nichée dans les bras de son protecteur, la petite Brooke sanglote à gros bouillons. Elle gémit sans discontinuer, et si elle n'appelle pas sa maman, c'est qu'elle a réalisé que plus jamais, elles ne seront réunies. Le vieil homme, patient, la garde serrée contre son cœur, embrassant ses boucles blondes, le cœur déchiré de douleur d'être, finalement, tout ce qu'il reste à cette gamine.

L'équipe médicale recule à pas de loups alors qu'enfin, des mots sortent de la bouche de l'enfant. Elle demande à Joshua de la ramener chez elle, il lui explique qu'il ne peut pas, la petite fille fond à nouveau en larmes. Elle ne veut pas rester dans cet endroit trop propre, trop étranger et où elle ne connait personne. Mr Stones se souvient des deux valises confiées à l'assistante sociale et explique à l'enfant qu'elle retrouvera bientôt une maison et ses affaires.

-Et Pipsy ?

-Pipsy ?

Brooke hoche la tête avec le plus grand sérieux en fourrant un morceau de sa manche en bouche. Joshua imagine que cela doit être une poupée quelconque et tente de savoir laquelle afin de pouvoir, le cas échéant, aller la chercher discrètement au domicile de la défunte et la ramener à l'enfant. Mais il y a un hic, ce n'est pas une poupée. Pipsy c'est la meilleure amie de Brooke, elle en a plus besoin que jamais. Et l'enfant explique que même si elle louche, ce n'est pas grave car elle l'aime tout de même.

Il faudra de longues minutes, un café, une feuille de papier et des crayons de couleurs achetés en catastrophe à la librairie pour qu'enfin le mystère de Pipsy soit résolu. Le vieil homme fait promettre à Brooke de manger un peu et de parler à la gentille dame des services sociaux, pendant ce temps, il ira chercher Pispy et la ramènera ici. L'enfant accepte donc de s'attabler devant une assiette de pancakes qu'elle finira d'ailleurs par engloutir.

Elle ne discute pas vraiment avec la dame à qui on l'a confiée, elle l'écoute, la mine sérieuse et résolue. On lui explique qu'elle va passer les prochains jours dans une grande maison remplie d'enfants avec qui elle pourra jouer. Ce n'est pas une école et Brooke ne comprend pas vraiment pourquoi on l'envoie dans cet endroit au lieu de la laisser rentrer à la maison avec son voisin. Mais la dame continue de parler, elle utilise des mots compliqués et Brooke perd rapidement le fil. Il est question de papiers et de s'assurer qu'elle pourra aller dans sa nouvelle famille bientôt, mais Brooke ne veut pas de nouvelle famille, elle voudrait juste qu'on trouve un moyen de réveiller sa maman. Elle sait que ce n'est pas possible, une gentille infirmière lui a expliqué, tout doucement, avec des images et des mots soigneusement choisis, mais ça n'en rend pas la peine moins forte.

Mr Stones revient enfin et la petite fille se précipite vers lui. Le vieil homme sort de la poche intérieure de sa veste une vieille chaussette verte. Elle est rembourrée avec un peu de coton Hannah lui a cousu, il y a plus de quatre ans de cela, deux yeux en bouton, l'un plus grand que l'autre, ce qui donne à la peluche improvisée l'air de loucher.

-Pipsy !

Brooke serre fort son doudou contre son cœur et se hisse sur la pointe des pieds pour embrasser son bienfaiteur. L'assistante sociale reste un moment interdite devant cet étrange montage que l'enfant semble chérir.

-Mais c'est...une chaussette.

-C'est Pipsy M'dame et j'aurais dû m'en souvenir, la gosse l'emporte toujours partout avec elle.

Mr Stones a un sourire triste, il secoue la tête et hisse Brooke sur ses genoux avant d'expliquer à l'assistante sociale ce dont il se rappelle.

-Quand la môme, enfin je veux dire, Hannah, attendait la petite, elle avait du mal à boucler les fins de mois. Elle refusait la charité, même pour préparer la chambre du bébé. Et un jour je l'ai vue, toute fière, préparer Pipsy. Elle disait que l'argent c'était rien, ce qui comptait c'était de mettre tout son cœur dans ce qu'on faisait. Faut croire que Brooke l'a senti, parce qu'au milieu des peluches et d'autres jouets que plusieurs voisins ont tenu à offrir à sa naissance, c'est toujours cette bonne vieille Pipsy qui a eu ses faveurs.

Il vient, machinalement, poser la main dans la tignasse de l'enfant. Les deux adultes, surpris, constatent que la petite fille s'est endormie, le pouce calé dans la bouche et sa « chaussette verte » serrée fort contre son cœur. 

Les Enfants de la Faucheuse (Tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant