J'attends depuis des heures. Cent fois, j'ai failli faire demi-tour pour fuir. Cent fois, j'ai rassemblé mon courage pour rester. En pleine nuit, une idée folle a réveillé mon esprit fébrile. Incapable de retrouver le sommeil, je l'ai retournée dans tous les sens pour finir par y succomber.
Quand le jour s'est levé, je me suis lavé, habillé et coiffé. Alors qu'Emy dormait encore, j'ai atterri — pour la dernière fois, me suis-je promis. Ensuite, j'ai appelé un aérotor, me suis coupé un bras pour payer la course et ai demandé à l'IA de m'emmener dans la parcelle S12 où Emy fait ses dons. Je n'avais pas d'autre choix pour traverser la métropole. Venir ici à pied m'aurait pris quelque cinquante heures de marche continue.
Deux pertes de connaissance plus tard, au terme des treize minutes les plus gerbantes de ma vie, l'aérotor m'a largué à la cabine de don d'Emy. J'imagine que la parcelle de son appartement est proche, mais je n'ai aucun moyen de le vérifier. Emy n'a pas daigné partager l'information avec son Compagnon. Heureusement qu'elle a mentionné cette parcelle au détour d'une conversation sur ses dons. Comment l'aurais-je retrouvée, autrement ?
Aujourd'hui, je compte sortir de l'ombre de Prince. J'avouerai tout dans les moindres détails. Si je me confesse en toute sincérité, si je lui ouvre mon cœur, Emy comprendra que je n'ai pas eu le choix. Je lui parlerai de Karo et de Kati, du géniteur et de ma situation désespérée. Il suffit qu'elle apprenne la vérité de ma bouche. Il suffit que je me mette à genoux et la supplie de m'absoudre. Tant qu'elle peut lire les regrets dans mes yeux, sentir toute l'étendue de mon affection, elle me pardonnera. Je veux croire en la solidité de notre lien.
J'ai rôdé dans l'allée toute la matinée, aux aguets. Elle n'est pas apparue. Aucun des quatre passants que j'ai croisés n'a répondu à mon salut. Trop anxieux pour avoir faim ou dormir, j'ai fini par m'asseoir contre la porte de la cabine en milieu d'après-midi. Je n'ai encore dérangé aucun donneur.
Pourquoi ne vient-elle pas ? Ne compte-t-elle pas déposer son tube ? Elle ne dispose que de vingt heures avant que les hormones ne dégénèrent. A-t-elle choisi une autre cabine ? La plus proche se trouve à vingt-cinq kilomètres, ce qui me paraît trop éloigné. Elle m'a assuré effectuer chacun de ses dons à pied, comme une sorte de pèlerinage — ou d'expiation, en cas de vortex. Pourtant, si elle a commencé à se faire livrer des achats, pourquoi ne demanderait-elle pas une collecte à domicile ? Non, je n'y crois pas. Emy tient à ses rituels. Elle en a besoin pour se rassurer. Alors où est-elle ?
Dans cette couronne, en l'absence de tours interminables, le ciel semble plus bas, accessible. Mais je ne prends aucun plaisir à l'admirer. Ses nuages lilas tirent sur le bleu lavande. Je demande l'heure à Ginny, qui confirme sur ma bague que j'ai gaspillé une fortune pour rien.
Je me hisse sur des jambes molles, hésitant et honteux, une main sur la vitre en PUR transparent de la cabine. Mes yeux fatigués tombent sur le siège où Emy a dû s'asseoir tant de fois. Je ne sais plus quoi faire. Comment la retrouver ? Devrais-je rentrer et m'efforcer de l'oublier ? Cette perspective me donne envie de briser la porte à mains nues. Ainsi, je pourrais toucher l'assise qui l'a accueillie. Je ne serai pas venu en vain.
J'examine une dernière fois l'allée en direction de sa couronne, et retiens mon souffle. Au loin, Emy marche vers moi d'un pas décidé, parée de noir, les cheveux arc-en-ciel et le regard plus féroce que jamais.
D'où vient sa colère ? M'a-t-elle... démasqué ?
Mon cœur cesse de battre. Puis repart si fort qu'il me donne la nausée. Le monde autour d'Emy devient trouble. La lumière au fond du tunnel fonce sur moi. Je reste médusé. Ma main glisse sur la vitre soudain humide. J'ai l'impression que tous mes vaisseaux se dilatent. Je me sens me liquéfier.
Non, comment pourrait-elle savoir que je me cache derrière son Compagnon ?
Elle ne peut pas avoir deviné quoi que ce soit ! Elle n'aurait pas pu le cacher. Je me suis peut-être montré imprudent, hier soir, mais elle ne l'a pas remarqué. Non ! Connaissant Emy, elle n'aurait pas perdu une seconde avant de réinitialiser son Compagnon. Si elle savait, je serais déjà au bagne...
Quand mes yeux trouvent les siens, je réalise que je le mériterais. Toutes mes explications, toutes mes excuses, tous mes regrets s'envolent dans une explosion de fumée. Au-delà de ces artifices, je perçois la vacuité de ma défense. Tout à coup, utiliser ma pauvreté comme armure et mes sœurs comme bouclier me paraît abject. Je vois par anticipation le dégoût envahir ses traits tandis que je travestis mon escroquerie en bonne action. Non, je refuse de m'y abaisser.
Quand ses yeux trouvent les miens, Emy ne réagit pas. Elle ne doit pas se souvenir du miséreux qu'elle a ignoré cinq mois auparavant à l'autre bout de la métropole. D'autant moins que je porte une combinaison intégrale, désormais. Son regard glisse vers la cabine, puis revient se poser sur moi avec son intensité habituelle. Si elle me prend pour un donneur prêt à franchir la porte, elle n'en montre rien. Elle ne ralentit même pas pour éviter une rencontre gênante. J'ai l'impression que rien ne peut entraver son chemin, qu'elle s'apprête à m'écraser.
Alors qu'elle ne se trouve plus qu'à quelques pas, les restes de mon audace me désertent. Je détourne les yeux et le corps de cette Emy inaccessible avant de filer dans la direction opposée. Pendant quelques secondes délirantes, j'imagine qu'elle va m'appeler, voire me rattraper.
Mais pourquoi me parlerait-elle ? Je ne suis personne.
VOUS LISEZ
Mon IA viendra
Science FictionQui refuserait un Compagnon IA parfait ? Emy, jusqu'au jour où la solitude manque de la tuer - et que sa vie tombe aux mains d'un imposteur. --- Dans le futur, les humains vivent seuls avec leur Compagnon, une IA au diapason de leurs émotions. Emy...