Quatre-vingt-dix-neuf jours dans les routines du Compagnon d'Emy m'ont rapporté un total de soixante-sept mille cinq cent vingt et une médailles — déjà à moitié dépensées. Le reste devrait couvrir nos besoins quelques années.
Demain, quand Emy videra son ras-de-cou, je ne pourrai plus dévier l'itinéraire de ses hormones. Demain sera le cent unième jour depuis notre rencontre.
Il ne nous reste qu'aujourd'hui.
En attendant son appel, j'observe le ciel noir de mon écran, constellé une dernière fois par les lignes de code de Prince. Enfin... Maintenant que je les examine de plus près, surtout par mes lignes de code. Les dégradés d'informations entrantes persistent : les ordres d'Emy en rouge et ses réactions orange, jaunes et vertes, selon leur degré de positivité. Par contre, je trouve à peine quelques instructions roses ou bleues disséminées ici et là. Les déductions algorithmiques de l'IA, qui devraient apparaître en rose, s'étirent du magenta au pourpre. Le plan d'action, loin du bleu authentique, tend vers l'indigo et le bleu-violet. J'ai accordé si peu de liberté à l'IA que j'ai corrompu l'ensemble de sa personnalité. La trame tissée sur la base de nos interactions s'est teintée de violet.
J'inspire, joins les mains derrière la tête et me laisse tomber en arrière avec un long soupir. Mon tout nouveau siège détecte le mouvement et le PUR moelleux se reforme autour de mon dos pour l'accueillir. Le recul permet à mon regard d'englober l'intégralité de mon écran incurvé immersif, dépourvu de la moindre imperfection. Depuis mon nuage, cette demi-voûte nocturne ressemble au paradis perdu.
Je sais, je n'aurais pas dû. Mais j'avais besoin d'un remontant. Et d'une nouvelle biobulle. Depuis quelques années. J'ai craqué sur ce modèle REVeur hors de prix. Neuf, il vaut plus de vingt mille médailles. J'ai dégoté l'affaire du siècle, une biobulle reconditionnée pour douze mille cinq cents. Un donneur l'aurait utilisée une seule nuit avant de l'échanger pour un produit plus confortable. Que dire ? La bêtise des uns fait le grand frisson des autres... Je crois que dame Rosa a déclaré ça, un jour.
Je tourne la tête vers le PHO d'Emy et lui rends son sourire.
— Si tu savais ce que tu rates à dormir dans un lit !
Elle ne répond pas. Elle ne répond jamais. Je savoure le spectacle de son sourire sans fin jusqu'à ce qu'il m'ôte le mien.
Au sein des règles qui régissent le travail des envoleurs, celles que je respecte au bit près sont rares. Parfois, je ne vois pas leur intérêt. Certaines me paraissent impossibles à suivre, comme la règle préférée de Brigs... Comment incarner un être artificiel ? Cette vieille brute y parvient peut-être. Moi, je n'arrive pas à oublier de me comporter en humain.
La règle des cent jours, par contre, je n'y ai jamais dérogé. Peu de mensonges supportent l'épreuve du temps. Maintenir une imposture pendant trois mois relève du défi. Au-delà, du suicide. Les statistiques parlent d'elles-mêmes : le premier mois est dangereux, le deuxième risqué, le troisième plus paisible. Une fois la confiance du donneur gagnée, les chances qu'il réinitialise diminuent. Au quatrième mois, par contre, le danger change de camp. Quoi de plus naturel que de prendre trop d'assurance ? Faire moins attention ? S'attacher et vouloir plus ? Après avoir partagé une telle intimité, il devient facile de se leurrer sur la relation. S'il se met à espérer être découvert, l'envoleur est foutu.
J'ai mis longtemps à l'admettre, mais Brigs avait raison : j'étais foutu dès le premier jour. Je m'en suis rendu compte en voyant Emy tomber sous le charme d'un autre homme.
Ces satanées règles ont été élaborées pour empêcher un tel scénario de se produire. Les fins heureuses entre endonneurs et envoleurs n'existent pas.
Je lis sur mon ciel d'étoiles violacées une histoire avortée... Mon impossible amour. Emy ne la lira jamais, mais elle a changé ma vie, comme j'ai changé la sienne. Je peux partir tranquille, sans me retourner. J'aurais pu partir ce matin, à vrai dire, si ce n'était pour le caprice que je me suis accordé. Celui de me retourner une dernière fois. Un adieu et je disparaîtrai. Tant qu'elle trouve la paix dans les bras d'Arno, j'aurai contribué à la rendre heureuse.
Je serai resté bon.
Malgré la satisfaction d'avoir excellé dans ma mission et la fierté supposée de ma défunte mère, j'ai soudain l'impression de me noyer dans mon gadget douillet. J'ai exagéré en réglant la fermeté du PUR en position allongée à seulement douze pour cent.
Je me redresse, suivi de près par une vague molle. La gorge nouée, j'avale ma salive de travers. Je tousse si fort que les larmes me montent aux yeux. J'essuie mes joues d'un geste rageur. Cette débauche de confort me perturbe, mais je m'y habituerai. Oui, la routine me rattrapera vite. Et j'oublierai.
En attendant, Emy prend du retard sur notre avant-soirée. L'heure file à toute vitesse, alors je me permets de lui envoyer un rappel. J'osais espérer entendre sa voix avant d'atterrir.
PRINCE> Tu as vingt minutes de retard pour notre séance.
Depuis un mois, Emy passe toutes ses soirées en REV dans le temple zen du gourou-donneur culturiste que je lui ai présenté. Après trois jours d'endo-communion méditative, j'ai décidé de lui imposer une heure de consultation quotidienne avec son Compagnon. Sinon, nous aurions cessé de nous parler.
L'horloge sur mon écran égrène dix minutes avant qu'elle ne daigne sortir de sa contemplation.
Emy — Prince, je suis désolée... Je n'avais pas vu qu'il était si tard.
Son ton plaintif et sa voix paniquée m'irritent.
Prince — C'est moi qui suis désolé. Tu as besoin de nos séances pour guérir.
Emy — Arno arrive dans une demi-heure et je ne sais toujours pas comment m'habiller. Je ne peux pas croire que nous allons nous rencontrer ! En vrai ! En chair et en os ! Ici, dans mon appartement miteux. J'ai passé la journée à faire le ménage et les courses, puis ranger et cuisiner. Je suis épuisée ! Et je dois encore trouver quel ensemble porter, puis me maquiller... Désolée, Prince, je n'ai pas le temps. Exceptionnellement, je te dis à demain. J'aurai beaucoup de choses à te raconter !
J'ai si peur que mon ton trahisse mon amertume que je passe en pilote automatique.
Prince — Très bien. Dans ce cas, je te souhaite une bonne soirée.
Emy — Ah ! Voilà ! J'ai retrouvé mon pull préféré.
A-t-elle seulement entendu son Compagnon lui parler ? Je rallume mon micro sous l'influence de la colère, de la déception et d'un cœur brisé.
J'ai dit :
Prince — BONNE. SOIRÉE !
Ma voix se casse sur la dernière syllabe. De l'autre côté de l'itinéraire, Emy cesse de remuer. Son silence prolongé me confirme que j'ai dérapé. Je n'ose plus rien dire. Je n'ose même pas bouger.
Puis mes réflexes reprennent le dessus.
— Nox, atterris.
Les lignes de code se mettent à défiler. Les secondes fuient plus vite que je ne voudrais. Bientôt, Emy et moi serons séparés, notre connexion coupée. Tout se passe trop vite.
Je repense à la première fois, au premier jour, quand les soixante secondes se sont succédé au ralenti, que la peur d'une réinitialisation ralentissait le temps. Je suis resté trois mois à ses côtés. Trois mois, c'est si long et si court à la fois.
Après une minuscule minute, le sentence de Nox tombe.
Atterrissage terminé
À bientôt
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Mon IA viendra
Ficção CientíficaQui refuserait un Compagnon IA parfait ? Emy, jusqu'au jour où la solitude manque de la tuer - et que sa vie tombe aux mains d'un imposteur. --- Dans le futur, les humains vivent seuls avec leur Compagnon, une IA au diapason de leurs émotions. Emy...