J-012 >> Luka

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Je me réveille les pieds dans l'eau, allongé sur le sable, sans la main d'Emy dans la mienne. Malgré la médaille qui s'échappe à chaque minute, je prends un instant pour rattraper la sensation de sa paume fraîche contre la mienne. Le murmure des vagues, la douceur de la brise et mon cœur bondissant ancrent le souvenir dans ma mémoire.

Emy a adoré mon île, davantage encore que la balade en forêt de notre second rendez-vous. J'ai découvert que malgré une certaine affinité pour le feu, son élément était l'eau. Au cours de notre promenade au milieu d'épicéas majestueux, elle s'était enchantée du ruisseau dont nous croisions le lit tous les quarts d'heure. La vue d'une mer dominant l'horizon a étanché la soif de son âme.

J'ouvre les yeux pour constater que les étoiles dont nous avons profité cette nuit ont laissé la place à l'aube. Merde. M'endormir en cours de REV finira par me ruiner, mais la fatigue accumulée et la présence réconfortante d'Emy ont raison de moi. Je n'arrive pas à mettre un terme à nos rendez-vous quand je me sens partir. Je ne connais rien de plus doux que de sombrer à ses côtés.

— Ginny, l'appelé-je de ma voix trop grave, REVeil.

— Génération de REV interrompue. L'opérateur AttrapeREV a facturé neuf heures, trente-sept minutes et quinze secondes pour un total de cinq cent soixante-dix-huit médailles.

— Oups, dis-je en retrouvant ma voix.

Après une nuit avec Emy, m'entendre parler sans filtre me donne l'impression d'avoir perdu dix ans d'âge. Je me redresse sur un tas de minuscules grains blancs, les pieds nus et frigorifiés. J'aurais mieux fait de porter un VOIL et de garder ma combinaison intégrale. Mais comment partir sur une île de sable fin les pieds serrés dans le plastique ?

Je demande à Ginny de gentiment ranger le bazar de PUR et retrouve ma biobulle pour un brin de toilette. Ma combinaison pieds nus se liquéfie et passe par le purifieur intégré à la machine. En fermant les yeux pendant les quelques secondes de nettoyage à sec, j'essaie d'imaginer l'eau couler sur ma peau, en me basant sur l'expérience du REV. Hélas, je n'arrive pas à occulter les fourmillements laissés par l'essaim de nanobots de lavage vétustes. Si j'ai un jour quelques médailles à investir, je remplacerai les incompétents qui m'arrachent des cellules non mortes.

Le temps de soupirer, le PUR enveloppe mes pieds, agréablement tiède et moelleux. La matière grimpe le long de mes jambes puis me drape le buste dans une caresse utilitaire. Après avoir encerclé mon cou, le PUR se scinde pour recouvrir mes épaules, mais s'arrête en haut des bras. Je me rappelle avoir fait don d'une partie de ma combinaison au décor, dans l'espoir d'étoffer mon île pitoyable. Tant pis. J'ai déjà vécu sans manches par le passé.

Je m'assieds sur le siège qui se reforme à mon approche, un film de PUR à peine plus confortable que le tas de sable sur lequel j'ai dormi. Mes muscles crispés se plaignent du vieux modeleur dynamique de la biobulle. Ils se souviennent comme moi des performances époustouflantes du modeleur huitième génération de la biobulle REVeur.

La jauge sur mon écran indique que je ne suis pas près de retrouver les moyens d'en acheter une. Je donnerais beaucoup pour que les répercussions de cette larme d'hormones s'arrêtent là et que l'argent redevienne mon principal souci. Malheureusement, face à l'indifférence émotionnelle d'Emy, aucun coffre de médailles ne fait le poids.

Le supplice commence toujours ainsi. Après un rendez-vous merveilleux, je tombe de mon nuage en découvrant un collecteur vide. À chaque rencontre, l'espoir fait battre mon cœur. Quand je ris avec elle, quand elle s'ouvre à moi, quand je tiens sa main, j'ai l'impression de lui plaire. Je parviens à me persuader que ses émotions transparaissent. J'imagine que le collecteur regorgera de tendresse, d'exaltation et de joie.

À l'arrivée, quelques gouttes d'hormones médiocres en tapissent le fond, comme si Emy perdait son hyperempathie. Ginny a trouvé sur le réseau d'autres cas de ce genre, rares mais inquiétants. Les causes d'un tel désastre restent floues, même pour les spécialistes. Entre traumatismes et usure de compassion, Ginny a relevé quelques mentions de dons excessifs. Les vortex d'Emy impacteraient-ils son hyperempathie ? Le dernier — celui que je n'ai pas su empêcher — était-il le vortex de trop ?

J'attrape le tuyau à nutrigourdes de l'habitacle et me force à aspirer une bouillie insipide en guise de petit-déjeuner. Vu les fortunes que je dépense en REV, j'essaie d'économiser sur le non-essentiel. Je sais malgré tout que me priver de saveurs ne changera rien.

Pour limiter les dégâts, je me suis imposé d'espacer nos rendez-vous. J'envoie l'invitation à Emy au plus vite, supposant que le souvenir frais de notre nuit la convaincra de répondre aussitôt. Je profite alors de trois longs jours de torture.

Pendant mon travail, je revis nos discussions, cherche mes erreurs et regrette ma lâcheté. Au moment de faire un compte rendu à son Compagnon, Emy confirme mes pires craintes et la médiocrité de mon numéro de séduction. Je me persuade d'avoir tout inventé et réalise qu'Emy ne me recontactera jamais. Puis, à la dernière minute, elle accepte mon invitation, comme si elle n'avait rien trouvé de mieux à faire. Nous nous retrouvons et tout recommence.

Entre-temps, je passe mes soirées à m'arracher les cheveux. Quand j'incarne son Compagnon, Emy divague dans un état second. Elle n'accorde qu'une pensée distraite à ses rencontres REVées et s'obstine à me proposer des visites d'appartements de luxe où nous pourrions vivre ensemble. Je ne comprends rien à ce retournement de situation, si ce n'est qu'il me glace le sang.

Dégrader ses hormones m'apporte un peu de lucidité dans ce brouillard épais... des indices aussi précieux que pénibles. D'après les sentiments que j'ai pu isoler, Emy est tombée amoureuse de Prince, une créature hybride, un Compagnon que j'ai rendu trop humain. Son cœur est pris, son corps désire, mais cet amour chimérique ne mène à rien. Il l'empêche de se rapprocher d'un semblable tout en la tuant à petit feu. La diminution lente mais régulière de sa production hormonale le prouve.

Comme un imbécile, je me bats contre moi-même.

Pendant ce temps, Emy s'éteint.

Mon IA viendraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant