Mon IA viendra

J-165 >> Luka

La soirée approche. Notre dix-septième.

Déjà.

Je sens ma cage thoracique se contracter. Rien ne sert de me VOILer la face. J'ôte mes lunettes pour les nettoyer. Aujourd'hui, je dois arrêter de tergiverser et aborder le sujet.

Quand j'ai découvert qu'Emy avait installé une extension psy ParleMoi d'Amour, je me suis affolé en imaginant devoir jouer l'amoureux. Je n'avais pas lu les quelque huit cents pages de documentation générées à la compilation du programme. Personne ne les lit, ni les développeurs ni les Compagnons qui assimilent les nouvelles fonctionnalités automatiquement, et encore moins les acheteurs. À croire que cette documentation n'existe que pour nous, les envoleurs.

J'ai refourgué la mienne à Ginny — brave petite — qui m'a pondu en quatre minutes un résumé de douze pages. Je les étudie depuis deux semaines.

D'après ce que j'en ai compris, cette extension augmente les capacités d'un Compagnon dans trois domaines. Elle lui fournit les moyens de convaincre un utilisateur récalcitrant de chercher un partenaire. Des méthodes d'analyse et de recoupement poussées aiguillent l'IA lors de cette quête. Enfin, le programme lui apprend des techniques pour coacher son humain avant, après, voire pendant, les entretiens.

Comment ? Voilà où ma mission se complique... Ces moyens, méthodes et techniques s'avèrent spécifiques à chaque version. Il existe trente-six mille huit cent cinquante-quatre manières différentes de parler d'amour. Sûrement plus, depuis que j'ai vérifié, vu qu'une nouvelle version d'Amour sort tous les quarts d'heure.

Celle d'Emy s'adresse aux jeunes femmes mal dans leur peau souffrant d'une solitude due à la méfiance, l'instabilité et l'introversion. Soit. Je l'ai découvert dès mon premier vol. Par contre, les aide-mémoire de Ginny sur les procédés à suivre ressemblent à du code crypté. J'ai même fait défiler des dizaines de pages de la documentation originale dans l'espoir de comprendre. À bout, je viens de décider de m'en passer.

Emy et moi partageons un lien qui dépasse toutes ces conneries. Elle s'ouvre à moi en toute confiance et se sent au mieux de sa vie indépendante. Puisque le temps presse et que la doc montre ses limites, je m'en remets à un ami loyal : l'instinct.

EMY> Si tu veux, je suis toute à toi.

Son message arrive à propos. Depuis une semaine, Emy s'amuse à m'envoyer des énigmes ou plaisanteries avant chaque soirée de discussion. Et elle refuse de me parler tant que je ne les ai pas résolues. Hier, pendant une heure, j'ai fait semblant d'ignorer ce qu'elle voulait dire par « qui va à la chasse ». Aujourd'hui, je ne m'accorde pas un tel divertissement. J'ai une résolution à tenir.

Même son véritable Compagnon décèle l'erreur. À force de devinettes minables et autres jeux de mots débiles, nous l'avons bien entraîné. Pour cette séance, j'ai décidé de ne pas détourner les hormones d'Emy. Nous avons donc tous les deux accès à la traduction de sa malice.

La réponse que Prince propose me plaît tant que je le laisse réagir à ma place.

PRINCE> Tu veux dire « tout » ? « Toute » aurait le sens d'une déclaration d'amour.

Je l'autorise parfois à échanger quelques messages ou répliques faciles pour qu'il apprenne par lui-même, et pour les habituer à se parler. De temps en temps, je me rappelle que je ne suis censé intervenir que ponctuellement, pour éviter que ma disparition soudaine ne saute aux yeux. Mais la règle paraît impossible à suivre avec Emy.

Emy — Prince, tu deviens trop sophistiqué. Comment continuer à me moquer de toi ?

Prince — Souhaites-tu que je te propose des pistes ?