Chapitre 6

765 119 30
                                    

‒ Ticket, s'il vous plaît !

Liesse a directement reconnu sa voix. Froide et monotone. 

Sasha se tient sur le pont, avec le batelier, et déchire les malheureux bouts de papier des touristes qui se présentent au ponton. Deux barques d'une trentaine de places attendent sur la rivière calme. Kévin le salue chaleureusement :

‒ Bonjour, Sasha ! Alors, c'est toi notre guide ?

‒ Oui.

‒ Sacré gamin, ce gars ! dit-il à sa femme et sa fille.

Agatha fait mine d'être intéressée, Liesse s'étonne des éloges de son père pour ce quasi inconnu qui ne montre aucun signe de chaleur, pas même face à ce compliment. Il se contente de saisir leurs billets et les détalonnent d'une main.

‒ C'est beau de travailler en famille. 

‒ Mettez-vous bien au fond, ne laissez pas d'espace, s'il vous plaît !

Devant Liesse, une petite dame avec casquette à visière disproportionnée ne semble pas très à l'aise. Alors que Sasha détache la barque et donne une légère impulsion, elle pousse des petits cris de souris.

‒ Tout va bien, madame ? lui demande Agatha.

‒ Oui, oui. Ça ira mieux quand ça ne bougera plus.

‒ Ma femme a peur de l'eau, explique son mari, habitué et pas du tout inquiet.

‒ La rivière est très calme, et peu profonde, ajoute Sasha qui a pris place derrière eux. On aurait pu d'ailleurs annuler l'excursion, à quelques centimètres près. Les rivières sont vite asséchées ces derniers étés.

Liesse l'observe discrètement. Elle s'étonne de le voir sans chapeau, et sans une goutte de sueur sur le front, ni ailleurs. Son débardeur bleu n'a pas une trace de transpiration. Alors qu'elle est déjà à s'éventer avec la main. 

L'embarcation se stabilise et suit le courant doux. Les timides nuages laissent les rayons du soleil scintiller sur l'onde cristalline. Tout comme les autres, Liesse sort son smartphone pour prendre quelques photos.

‒ D'ici jusqu'à l'arbre là-bas, je vais vous demander de ne faire aucun bruit et de regarder autour de vous.

Les secondes passent, avec pour seul bruit les rames qui plongent lentement dans la rivière.

‒ Regarde la libellule ! montre Kévin.

‒ Et là-bas ! Y'en a plein !

‒ C'est un site bien préservé, explique Sasha. Seules deux embarcations sont autorisées sur cette portion du cours d'eau, et uniquement deux jours par semaine. Depuis que ce quota a été fixé par la commune, on a vu réapparaître beaucoup d'espèces animales et végétales aux abords et dans la rivière.

‒ Génial, c'est super ! affirme la petite dame au chapeau.

Mais la libellule qui la frôle lui fait pousser un petit gloussement. Elle tourne la tête avec une grimace de dégoût.

‒ Hé, hé, elle a peur des insectes aussi, explique son mari, toujours amusé.

Sasha reste impassible. Liesse se retourne, machinalement. Il lui semble bien avoir aperçu son regard. Mais peut-être n'est-ce qu'une impression.

Quelques mètres plus loin, il contourne un arbre mort qui compose une arche de branches et de feuilles au-dessus d'un nid de roseau en fleurs. Puis, sur le flanc, apparaît un petit village, d'allure abandonné, figé sous le soleil.

‒ Voici Petram, l'un des plus anciens villages de la région.

Une armée de smartphone se dresse pour prendre des photos. Liesse s'en étonne et dit à sa mère :

‒ On dirait une zone de guerre... 

A première vue, les maisons qui s'accrochent à la roche semblent avoir vécues plusieurs vies. Les volets sont tous fermés, lorsqu'ils ne sont pas trop délabrés.

‒ Il ne reste plus que trois habitants. La menace d'éboulements est trop importante, les travaux d'électricité n'ont jamais été menés à terme, mais vous avez tout de même l'un des derniers vestiges de village troglodyte. 

‒ A tes souhaits... ironise Liesse.

Agatha lui donne une tape amicale sur la cuisse.

‒ Non, mais, Lili, t'as fini ? demande-t-elle en riant.

‒ Regardez un peu plus haut, montre Sasha.

‒ Regarde, Liesse, ajoute Kévin, certaines habitations ont été creusées dans la roche.

En faisant un effort, elle reconnaît que le village devait être magnifique, au temps de sa belle époque.

‒ C'est quel type de roche ? demande la dame au chapeau. Ça me rappelle un charmant village de Dordogne.

‒ De la roche sédimentaire.

‒ J'en étais sûr ! annonce Kévin à sa femme et sa fille, sans écouter la fin des explications de Sasha.

L'embarcation fait demi-tour avant le prochain barrage, revenant à son point de départ. A contre-courant, Sasha aide le batelier à remonter la rivière, plongeant sans effort sa rame, et toujours sans une goutte de sueur.

‒ Faudra qu'il me dise son secret ! lâche Liesse.

Sur le ponton d'embarquement, le batelier assure les amarres. Sasha quitte la barque à la va-vite en saluant les touristes du bout des lèvres. Sur son passage expéditif, la dame au chapeau reste bouche bée avec son pourboire à la main.

‒ Bah... quelle mouche l'a piqué ?

Liesse ne peut s'empêcher de sourire. Puis elle aperçoit des lunettes de soleil sur le tabouret où le jeune homme se trouvait quelques minutes plus tôt.

‒ Où vas-tu ? demande Agatha.

‒ Je fais un crochet par l'office de tourisme, pour lui déposer ses lunettes.

‒ Ah, bon ? Toi ? Curieux...

Le cœur en LiesseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant