★ Chapitre 2 ★

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Une fois n'est pas coutume, je n'arrive pas à me concentrer sur le cours, pourtant intéressant, de maitre Nëugo. Je sens le regard de Tanaquill fixé sur ma nuque, désapprobateur. Elle sait que je n'étais pas « perdue », qu'il y a autre chose. L'idée de lui avoir menti me met mal à l'aise. Ce mensonge m'est venu si spontanément... De plus, mes pensées ne cessent de revenir à ce que j'ai découvert cette nuit.
Une porte. Une porte menant au monde des humains. 

Je savais qu'ils existaient, mais je ne m'étais jamais posé la question sur comment on pouvait en savoir autant sur eux si on ne les croisait jamais à Eikäno, le monde des elfes. Alors, cela voudrait peut-être dire que les Ruines, étaient une partie du monde des humains, comme si les deux mondes avaient fini par se superposer ? Ce qui voudrait dire que quelque part chez les humains, il y aurait une partie du monde des elfes ! Mais un point m'interpelle. La vieille dame parlait la même langue que moi, quoiqu'avec un accent. Comprenaient-ils également notre langue sacrée, celle utilisée pour dire les choses abstraites ? Malgré le danger que représente les humains, leur monde me fascine, m'ensorcelle. Cette société, est-elle vraiment si différente de la nôtre ?

– ... la mort d'un elfe dégage donc de la magie. Un elfe qui meurt peut choisir de quoi faire de sa magie, mais il ne peut en faire que quelque chose de positif ou de neutre car c'est l'essence même de notre espèce. Il existe cependant des exceptions, notamment s'il était sous l'emprise de Quintel ou ses émotions négatives trop fortes. Leïra ! tonne Maitre Nëugo. Peut-on choisir d'être sous l'emprise de Quintel ?
– Non ? tentais-je au hasard.
– Faux, faux et archi faux ! On le choisit ! Un elfe invoque Quintel dans le but qu'il lui donne la force d'accomplir sa vengeance ! Son âme est alors envahie de haine et il reste sous son emprise jusqu'à ce que son désir soit assouvi ou qu'un événement lui fasse reprendre conscience de la réalité ! L'elfe est durant cette période obnubilé par la haine. Quintel est un esprit très puissant et dangereux ! Il ne faut pas le prendre à la légère ! (Il s'interrompit un instant et fixa Leïra, la mine grave.) Leïra, vous allez bientôt passer l'Éveil. Ne sous-estimez pas cet événement. Il déterminera votre vie ! Il faut que vous vous ressaisissez !
- Bien Maitre Nëugo, dis-je en baissant la tête.

Mon professeur hocha la tête. Il repéra une main levée.

– Oui ?
– Mais si Quintel est si dangereux, pourquoi on n'interdit pas de l'invoquer ?
– Mais, il est interdit de l'invoquer. Lorsque le danger qu'il représentait a été découvert, tous les livres d'invocation de Quintel ont étés brûlés, à l'exception de celui de Ralenèa, notre oracle et monarque.

Le sablier derrière le professeur laissa couler les derniers grains de sable. J'observe avec impatience le dernier chuter et atterrir dans la partie du dessous en émettant une délicate mélodie qui m'évoque les trilles des oiseaux dans la forêt d'Eikäno. Le vieil homme se retourne et regarde avec surprise le sablier.

– Déjà ? s'étonne-t-il. Bon... Et bien... Allez-y...

Je range ma plume de Menêi - un oiseau vert et jaune dont les plumes souples sont incomparables pour écrire - dans une pochette cousue en raphia et sors de la classe. Ou plutôt quitte la clairière qui nous sert de salle. Je me dirige vers deux arbres qui ont poussé avec leurs troncs entortillés et regarde si Tanaquill s'y trouve. Elle me fait signe de la main.

– Leï ! Ici !
Elle me laisse le temps de la rejoindre et nous nous affalons dans les feuilles mortes que nous avons accumulés dans l'entrelacs de racines pour former un grand lit.

– Leï... Pourquoi tu m'as menti ce matin ? me demande-t-elle doucement.
– Je ne sais pas... Je ne voulais pas le dire aux autres...
– Dire quoi ?
– Tu le dis à personne, hein ? (J'attends qu'elle hoche la tête pour continuer, excitée.) Tana, j'ai découvert un passage pour aller dans le monde des humains !

Je lui prends les mains avec un grand sourire, espérant voir sur son visage le même enthousiasme que moi. Réaction qui ne vient pas.

– Tu as découvert une porte ? me demande-t'elle, incrédule.

J'acquiesce énergiquement. Et elle éclate de rire.

– Quoi ? Il n'y a rien de drôle !
– Attends... dit-elle en perdant son sourire. Tu veux dire que... tu ne me fais pas marcher ?
– Bien sûr que non Tana ! Je te dis la vérité ! Viens ! (Je la prends par le bras et la tire tout en me relevant pour l'entrainer à ma suite.) Je vais te la montrer. Leur monde est... C'est... fabuleux !

Elle se dégage et ramène vivement son poignet contre sa poitrine. Je crois décerner de la peur dans ses yeux.

– Non. Je ne veux pas.
– Mais pourtant, avant, on s'imaginait devenir des aventurières, explorer le monde des humains et... dis-je avec l'énergie du désespoir.
– C'était avant Leï. Avant ! On est plus des gosses maintenant ! Ce monde est dangereux. Ils ont tué des elfes ! Je ne veux pas que tu y ailles. C'est trop risqué. Promets-le-moi.

Je respire un grand coup.

– Non Tana. Je ne peux pas te le promettre.
– Pourquoi ?
– Je m'y sens bien là-bas. Ils ont peut-être changé avec le temps ! Je ne pense pas qu'ils soient méchants.
– Je ne crois pas Leïra, dit-elle en partant.

Je la regarde s'éloigner. La façon dont elle a prononcé mon prénom me chagrine. Leïra... nous ne nous appelons jamais par nos prénoms. Je ne l'appelle jamais Tanaquill mais toujours Tana et elle ne m'appelle jamais Leïra mais Leï. Des larmes cascadent le long de mes joues halées, formant un torrent de tristesse et de désespoir. Je sens que ce départ est comme... définitif. Je laisse le cri que je retiens s'échapper. Un oiseau dans un arbre baisse sa tête vers moi, interrompant ses vocalises pour me regarder d'un air interrogateur. Ses plumes reflètent toutes les couleurs de l'arc-en-ciel dans une explosion de paillettes. Tout est parfait ici. Sauf moi. C'en est trop. Je régurgite l'intégralité de mon repas sur le sol. Je me relève et court, me berçant de l'illusion que si je cours assez vite et assez loin, tout ceci s'éloignera de moi, comme un mauvais rêve. Mais le cauchemar est bien là. Ce n'est pas un rêve. C'est la réalité. C'est ma vie.

Peace ★ 1078 mots 

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