1- D'un cadavre et d'une tempête de neige (1/2)

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Seine-Saint-Denis, Le Blanc Mesnil,

Centre Médico-psychologique.

Samedi 30 janvier 2019


Et on nous parle de réchauffement climatique !

Les mains arrimées au volant, le commandant Jannek Miljanic s'autorise une grimace amusée. Les rues enneigées du Blanc Mesnil, transformées en patinoire par le blizzard nocturne, ne plaident pourtant guère en faveur d'une fin du monde torride.

Haussement d'épaules laconique. En même temps, il s'en fout un peu des intempéries. Il a appris à conduire sur les routes montagneuses verglacées d'une étroite vallée serbe et la vieille bétaillère de la ferme familiale n'avait ni l'ABS ni la direction assistée. Les hiver là-bas étaient autrement rigoureux, aussi. Alors, oui, peut-être bien que la planète se réchauffe...

Il freine en douceur à un feu rouge et profite de cette pause pour observer les environs. La ville au matin est encore belle. Les larges festons blancs accrochés au paysage lui confèrent une impression de pureté inhabituelle. Même les cités ont l'air moins lépreuses qu'à l'ordinaire.

Pourtant, cette image rafraîchissante ne modifie en rien la réalité du terrain. On vient de relever un mort dans le centre-ville. Jannek se prépare à affronter cette nouvelle affaire. De quel fait divers de quartier ce cadavre deviendra-t-il la vedette involontaire ? Meurtre crapuleux, règlement de compte, SDF victime d'hypothermie ? Les options ne manquent pas, la violence quotidienne n'abandonne pas ses droits par la seule vertu d'un joli décor de carte de vœux.

Le feu passe au vert. Il accélère dans un chuintement de pneus et s'engage dans l'avenue Henri Barbusse. Au loin, il aperçoit la grappe palpitante des gyrophares bleu électrique. Clairement, ce samedi de garde ne va pas être une partie de plaisir.

Il se gare à la diable devant le petit pavillon et marque un temps d'hésitation avant de descendre. Ses doigts se serrent un peu plus sur le volant. La mâchoire contractée, il fixe le toit pointu qui émerge tout juste derrière la haute haie de thuyas.

Les souvenirs le submergent et le ramènent brutalement vingt-quatre ans en arrière. Le centre médico-psychologique... Il a franchi si souvent le seuil de cette maison, autrefois.

Quinze ans à peine, tout juste débarqué en France, survivant improbable de la tourmente indépendantiste de l'ex Yougoslavie. La main de son petit frère dans la sienne. Durant des mois, il avait accompagné Nikola aux séances de thérapie censées lui faire oublier les horreurs de la guerre et le massacre de leur famille.

Il a choisi de s'adapter. Naturalisation à dix-huit ans, intégration à la société de son pays d'accueil au point de devenir flic. Oubli – tentative d'oubli – des traumatismes. La seule chose qu'il a gardé de son passé, c'est ce surnom que les gosses des cités lui ont collé à son arrivée et qu'il traîne depuis comme un titre de gloire : le Serbe. Il lui reste ça : un surnom... et Nikola. Nikola qui, malgré les bonnes paroles des psychiatres, n'a jamais complètement guéri.

Il se serait bien passé de ces réminiscences. Mais son travail exige qu'il pénètre à nouveau dans ce lieu. Comme chaque fois que le passé lui fait de l'œil, son visage se ferme. Il adopte cette attitude froidement professionnelle qui lui sert de rempart. Il descend de voiture, se fraye un chemin à travers l'inévitable attroupement de badauds curieux et passe le portail.

La neige crisse sous ses bottes. L'air glacial lui emplit les narines de cette odeur particulière, à la fois humide et végétale, astringente et poussiéreuse. Dans un jardin voisin, un coq sollicite d'une voix enrouée le soleil qui tarde à se réveiller après la tempête de la nuit dernière. À l'extrémité de l'allée, il découvre la masse sombre du corps de la victime. Elle tranche sur la blancheur immaculée comme une vilaine tâche d'encre sur la première page d'un cahier neuf.

L'instant suivant, il repère la silhouette familière de son adjointe, le lieutenant Nadjet Hachem, qui discute à l'écart avec plusieurs agents en tenue. Elle l'aperçoit à son tour et se dirige vers lui, il note aussitôt la tension singulière de sa démarche, le discret tremblement de ses lèvres. Le froid, sans doute... Il sourit devant son air transi. Au milieu de son visage au teint mat rosi par le vent, le minuscule diamant de son piercing scintille comme un flocon de neige accroché à l'aile de son nez.

— Vous avez fait vite, constate-t-elle, je suppose que vous avez roulé en trombe malgré ce temps de chiotte ! Mais c'est vrai que vous adorez la neige.

Il serre les dents. Non il ne l'aime pas. Pas celle-ci, en tout cas. Ce vague succédané d'hiver qui dans quelques heures transformera la ville en cloaque boueux lui rappelle trop ce qu'il a perdu. D'une inspiration, il chasse une nouvelle flopée de souvenirs. Se concentrer sur le présent, sur ce qu'il doit faire, maintenant. À savoir résoudre la nouvelle affaire sordide que la nuit leur a apportée. Il lève une main impérieuse vers le cadavre et demande un peu sèchement :

— On connaît l'identité de la victime ?

Nadjet le fixe, visiblement surprise de sa brusquerie, ses traits se crispent un peu plus, mais elle reprend d'un ton professionnel :

— Oui, il s'agit du docteur Philippe Gruber, cinquante-quatre ans, pédopsychiatre. C'était le médecin chef du CMP.

D'un signe de tête, elle désigne une femme aux yeux rougis qui s'épanche un peu plus loin, soutenue par une policière.

— C'est sa secrétaire, Madame Leclerc, qui l'a découvert en arrivant ce matin. Elle nous a appelés aussitôt.

Le visage impassible de Jannek ne laisse rien transparaître, mais quelque chose se tord à l'intérieur de lui. Gruber. Le médecin qui, autrefois, s'était occupé de Nikola. Et de lui aussi, par la même occasion. Il se contraint au calme, respire lentement. Il va devoir examiner la scène de crime, ça fait partie de son boulot et habituellement, ça le laisse de marbre. Des morts, il en a vus beaucoup. Aujourd'hui, pourtant, il préférerait ne pas avoir à se pencher sur la dépouille de cet homme qu'il a bien connu par le passé.

— Je vous préviens, c'est pas beau à voir... l'avertit Nadjet.

De nouveau, il perçoit dans la voix de son adjointe cette nervosité contenue qui ne lui ressemble pas. Il s'approche néanmoins et s'accroupit auprès du cadavre. Gruber repose à plat dos, un sourire rougeâtre et béant barre sa gorge d'une oreille à l'autre. Sous sa tête, la neige a pris une couleur brun rouille.

Une couverture a été étendue sur le défunt et masque le reste du corps. Il la soulève avec délicatesse, esquisse un sursaut aussitôt maitrisé. Aucune exclamation ne franchit ses lèvres scellées. Sous les vêtements déchirés, de multiples lacérations labourent la poitrine et l'abdomen du psychiatre. Dans une bourbe sanguinolente, les viscères luisent doucement sous une fine couche de glace qui commence à fondre.


Après la neigeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant