Seine-Saint-Denis, Le Blanc Mesnil,Maison de quartier des Tilleuls.
Samedi 6 février 2019
— T'es pas sérieux, Nijjay* !
Soledad se retourne. Derrière elle, un gamin arrimé à chaque main, Jocelyn Anagbi fixe son oncle avec une grimace où la surprise le dispute à la réprobation.
— Qu'est-ce que tu racontes, encore ? poursuit-il. C'est quoi, cette histoire de mémoire ? Comme si tu pouvais te souvenir d'une langue vieille de plusieurs milliers d'années !
— Le fils de ma sœur est un incrédule, Docteur, commente Idrissa avec un clin d'œil ironique. Il pense que mes contes sont juste destinés à faire tenir les enfants tranquilles. Il a oublié le sens premier de la mission des Djeli. Le résultat d'une éducation occidentale, sans doute...
— Oh, pitié ! proteste le jeune homme. Tu vas pas recommencer ! La culture traditionnelle qui se perd, les jeunes qui oublient leurs racines à cause d'Internet et des téléphones portables, tout ça... On n'est plus au bled, là !
Craignant la réaction du vieillard, Soledad fronce le nez. Mais Idrissa ne semble pas s'en formaliser. Avec des gestes mesurés, il se sert une tasse de thé qu'il porte à ses lèvres et prend le temps d'en savourer une longue gorgée. Claquement de langue approbateur.
— Mais oui, mais oui, concède-t-il avec bonhomie, le monde change, c'est un fait. Une raison de plus pour continuer à se souvenir.
Les yeux au ciel, Jocelyn Anagbi secoue doucement la tête d'un air las.
— Enfin, tu parles de choses qui remontent à une éternité ! Des milliers de générations se sont écoulées depuis, tu ne réussiras pas à me faire croire que tu peux tout te rappeler !
— J'ai une excellente mémoire, mon garçon ! réplique Idrissa avec un sourire malicieux. Je sais bien que tu me prends parfois pour un vieux fou qui adore les clichés, mais se souvenir est la première tâche d'un griot. Et puis, je ne suis qu'un maillon de la chaîne... Comme d'innombrables avant moi et, je l'espère, bien d'autres après moi.
Un peu gêné, l'instituteur détourne les yeux. Sans doute ressent-il un certain embarras d'avoir trop souvent considéré la charge de son oncle comme un simple passe-temps sans réelle importance.
Soledad lui jette un regard compréhensif. Il affiche la tête du gars qui n'a toujours prêté qu'une attention limitée à toutes ces histoires de tradition orale dont on lui rebat les oreilles depuis des années et leur découvre soudain une importance bien supérieure à l'innocente marotte d'un vieil homme. L'idée que le bouche à oreilles ait pu transmettre à Idrissa des connaissances si anciennes le laisse totalement abasourdi.
— Admettons... grommèle-t-il. Mais ce n'est pas une raison pour te moquer d'une invitée ! De plus, j'aimerais que tu ne mêles pas mes élèves à tes plaisanteries douteuses !
Suspicion. Soledad relève un sourcil méfiant. L'enseignant est-il en train de suggérer qu'Idrissa a décidé de se payer sa tête ? Inventer une histoire au parfum d'inexpliqué, l'agrémenter d'une pointe de croyances traditionnelles et d'un zeste de paranormal, invoquer les mystères de l'au-delà et se délecter de sa naïveté d'occidentale crédule ? Pour être tout à fait honnête, c'est même la première idée qui lui est venue à l'esprit quand il lui a servi son explication rocambolesque sur les soi-disant pouvoirs d'Alaïs.
Pour autant, elle a beau scruter le visage du vieux griot, traquer dans le lacis de rides et les lacs impassibles de ses iris sombres un quelconque signe de duplicité, elle n'y décèle aucune trace de moquerie. Idrissa Doucoure semble l'incarnation même de la sincérité.
VOUS LISEZ
Après la neige
Mystery / ThrillerQui a tué le docteur Philippe Gruber ? Une question à laquelle le commandant Jannek Miljanic se fait un devoir de répondre. Il le doit à ce psychiatre qui l'a autrefois aidé à surmonter ses traumatismes. Mais le meurtre barbare de cet homme respect...