- Novice -

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Angkor, Cambodge.

Juin 1144


Le roi devrait être content, les travaux avancent bien.

Hier encore, entouré de toute sa cour, il est venu en grande pompe visiter le chantier. Dignitaires et courtisans se sont extasiés bruyamment, louant sa puissance et son esprit visionnaire. Sa majesté Suryavarman II a choisi le site d'Angkor pour établir la capitale de son royaume et fait entreprendre des travaux d'une ampleur inégalée.

Maître Sangvath dit que son ambition est d'y bâtir la plus fastueuse cité qu'il ait jamais été donné d'admirer. Il veut que la magnificence des édifices, les innovations architecturales, la richesse des palais et des temples éclipsent à tout jamais les pâles réalisations de ses prédécesseurs. À coup sûr, sa gloire franchira les frontières et portera loin la renommée de la civilisation khmère et la flamboyance de son règne.

En tout cas, le peuple, lui, est content. Grâce aux systèmes d'irrigation, le rendement des cultures s'est amélioré. Depuis que les premiers canaux ont été mis en eau, les paysans obtiennent des récoltes exceptionnelles. Chacun profite du confort de l'eau courante. En masse, les petites gens se pressent aux portes du chantier pour proposer leurs services. Tous sont prêts à offrir leurs bras pour participer à ces réalisations merveilleuses et pouvoir ensuite bénéficier de leurs bienfaits.

Moi aussi, j'y ai contribué. Parce que les dieux m'ont choisi pour transmettre leur savoir et leurs désirs. Ils me parlent et m'expliquent ce qu'il faut dire aux bâtisseurs pour que tout soit harmonieux. À maintes reprises déjà, le roi lui-même s'est inspiré de mes prémonitions pour parfaire l'architecture de la Cité.

C'est pour cela que Maître Sangvath m'a pris auprès de lui au temple. Qu'il m'a enseigné tous les chemins de la Voie de la Préservation, de la Transformation et de la Destruction. Il dit qu'un jour, je serai un grand prêtre exceptionnel ; Maître Vyanjât, cela sonne bien... Je suis fier qu'il m'ait distingué parmi les innombrables novices. C'est pour cela, aussi, qu'il m'a choisi aujourd'hui pour l'assister lors du rituel.

Car oui, sa majesté devrait être contente, mais... il n'est plus que rage et fureur. Le mensonge et la trahison ont gangréné Angkor et se sont glissés jusque dans la couche du roi.

La Princesse Menaka, l'Apsara divine dont la beauté céleste réjouissait son cœur, a trahi ! Celle qui était sa reine et dont les entrailles portaient l'espoir d'une dynastie féconde s'est montrée infidèle et a offert son corps sacré aux caresses d'un autre. De cette union adultère, prix d'une alliance sacrilège, est né le fondement d'un complot visant à assassiner le maître d'Angkor.

Grâce aux dieux, les traîtres ont été démasqués et aujourd'hui même, au plein midi, ils ont payé leur perfidie. Jaillissant de leurs gorges tranchées, leur sang a inondé les dalles au pied de la seconde enceinte. Assemblé en hâte dans le parc pour assister au supplice, le peuple a su que l'honneur du souverain ne saurait être souillé.

L'esprit encore empli des prières et des gestes rituels, je traverse la plateforme où quelques heures plus tôt s'est déroulée l'exécution. Les serviteurs ont lavé la terrasse et les dépouilles mutilées de la reine et de son amant ont depuis longtemps été jetées dans la jungle à la merci des bêtes sauvages.

Je m'arrête à l'entrée de la longue allée qui descend de l'enceinte intérieure vers le gopura et tends l'oreille un instant. Seuls le crissement des insectes et le gargouillis des fontaines troublent le silence de la tiède nuit de juin. La trahison de la princesse et son juste châtiment ont plongé la cité et ses habitants dans une muette stupeur.

Je reprends mon chemin. Neuf dalles, Cent vingt trois pas jusqu'à la balustrade des nagas. L'escalier entre le dixième et le onzième. Seize marches. Trente-sept enjambées avant d'atteindre le premier bassin.

J'ôte ma tunique et m'immerge jusqu'à la taille. Puis le torse, puis les épaules. L'eau fraîche emporte les dernières effluves d'encens, de chair tranchée et de fumée. Quand on est novice de la Grande Déesse, l'odeur du sang est une bénédiction. Je ne l'aime pas tant que ça, mais Kali exige, j'exécute.

Mes doigts s'écartent dans l'onde claire, encore engourdis du poids du couteau sacrificiel. D'entre mes lèvres s'échappe le murmure d'une mélopée funèbre, pleurant l'enfant à naître de la reine. Un enfant qui ne verra jamais le jour, mais dont l'âme, grâce à moi, ne sera pas corrompue. J'ai fait ce qu'il fallait. J'ai arraché du ventre déchu la descendance profanée du souverain. J'en ai chassé les démons avant de procéder à la crémation rituelle du fœtus.

Le roi est satisfait et m'a appelé devant lui pour me féliciter. Sangvath a hoché avec satisfaction sa maigre tête de tortue. Il sait que, désormais, mon avenir est assuré. La journée d'aujourd'hui m'a consacré comme son digne successeur.

Je lève les yeux vers la terrasse, j'y distingue à la lueur de la lune sa silhouette voûtée encore drapée de l'habit cérémoniel. Il appuie son grand âge contre la balustrade et m'observe de ses petits yeux mobiles. Même de loin, il me semble distinguer un sourire sur ses lèvres parcheminées. Il incline doucement vers moi son buste étroit, puis se détourne et s'écarte.

Le clapotis de ses sandales décroît sur les dalles usées. Je compte machinalement les sons de ses pas qui s'éloignent. Vingt-neuf. Je sais où il va et il me faut à présent le rejoindre.

La bibliothèque nord. Il nous reste un travail à accomplir pour clore ce jour mémorable. Un ouvrage qui nous mènera probablement jusqu'à une heure avancée de la nuit.

Suryavarman a ordonné que toute référence à la princesse soit effacée. Nul ne devra plus écrire ni prononcer son nom et, dès demain, retentira dans tout Angkor le cliquetis des burins effaçant son effigie des bas-reliefs. Mais nous avons reçu la mission de graver une stèle relatant la trahison et le châtiment de l'infidèle. Le roi veut conserver ce témoignage dans son sanctuaire personnel, afin de ne jamais oublier la perfidie des femmes et se garder dorénavant d'accorder sa confiance à l'une d'entre elles.

Je ne suis pas persuadé des vertus d'un tel souvenir. Sangvath non plus, je pense, mais nous devons accéder aux désirs du monarque. J'achève rapidement mes ablutions et me hâte dans le sillage du Maître. Il m'attend, assis à même le sol dans la fraiche bibliothèque, tandis qu'un souffle d'air fait frémir la flamme éphémère de la lampe à huile. Il lisse sa barbiche blanche et saisit un burin. Un instant, ses mains noueuses restent suspendues, immobiles, au-dessus de la dalle de granit sombre, puis il me tend l'outil.

J'écoute l'obscurité et me mets à l'ouvrage. Le ciseau sur la pierre égrène dans la nuit ses notes métalliques.


Après la neigeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant