10- De pagaille, d'adultère et de vestiges perdus

34 9 68
                                    




Paris,

Université Descartes, département des Sciences de la Société.

Jeudi 4 février 2019


— Menaka !

Jannek sursaute, brusquement tiré de la contemplation perplexe des innombrables ouvrages anciens qui s'amoncellent un peu partout dans le bureau de Soledad Del Pozzo.

Son mouvement incontrôlé manque de précipiter par terre une pile de parchemins en équilibre sur un tréteau bancal. Il les rattrape in extremis et les stabilise tant bien que mal avec une grimace à la limite de l'exaspération. Depuis qu'il est entré dans cette pièce, il a déjà failli shooter plusieurs fois dans des poteries posées à même le sol et faire s'écrouler quelques pyramides de vieux grimoires. Comment peut-on travailler dans un tel capharnaüm ?

Mais, sans surprise, cette ambiance de joyeuse pagaille correspond parfaitement à l'idée qu'il se fait de la personnalité fantasque de la linguiste. Et sans cette propension à l'extravagance, elle n'aurait sûrement pas accepté de le recevoir sans rendez-vous, ni d'éclairer sa lanterne à propos des mutilations subies par Geneviève Leclerc.

— Mena quoi ? interroge-t-il en écho à son exclamation.

— Menaka. C'était une princesse khmère du XIIe siècle, la première épouse du roi Suryavarman II, le fondateur de la cité d'Angkor. Il adorait sa reine, mais la dame n'était guère portée sur la fidélité conjugale. Quand il apprit sa trahison, le roi la fit aussitôt égorger ainsi que son amant...

— Ah.

— Oui, à l'époque, on ne rigolait pas avec l'adultère. Mais ce n'est pas tout, il se trouve qu'elle était enceinte et le roi était aussi un poil superstitieux. Il craignait qu'un démon ne s'empare de cet enfant empêché de naître et vienne semer le chaos dans son royaume. Il ordonna donc que le fœtus soit soumis à un puissant exorcisme avant de subir une crémation rituelle.

Elle marque une pause, le temps sans doute de le laisser digérer ces informations, puis ajoute :

— Vous n'avez pas précisé si votre victime était enceinte, mais...

— Impossible !

Tête baissée, il fixe obstinément la pointe de ses bottes. Et si c'était le cas ? Des images déferlent sans crier gare. Charniers, crimes de guerre. Les traits de Geneviève Leclerc se diluent derrière les visages d'autres femmes, de futures mères, aux bouches aussi béantes que leurs ventres profanés.

Une vague acide lui baigne le fond de la gorge, son souffle se bloque. Comme un noyé, il agrippe le tréteau près de lui, ses doigts crochètent le bois à s'en blanchir les jointures. Amarre fragile pour s'ancrer dans le présent. Il se force à respirer, une inspiration, puis deux. Peut-on briser les souvenirs comme on renverse une table ? La griffe se desserre.

Il relève les yeux, croise le regard gris-vert de la linguiste fixé sur lui. Pénétrant, inquiet, compatissant.

Impossible.

— Impossible... répète-t-il pour se convaincre qu'une telle éventualité n'est pas concevable. Geneviève approchait de la cinquantaine, elle avait passé l'âge d'avoir des enfants. Mais pour le reste...

— J'admets qu'il existe des corrélations, au moins en ce qui concerne les circonstances de sa mort.

Tête inclinée de côté, un battement de paupières ourlées de longs cils occulte un instant ses iris de mistigri. Curiosité.

— Vous vous y attendiez, n'est-ce pas ?

Soupir.

— Disons que je le soupçonnais, mais j'avais besoin d'une confirmation.

Après la neigeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant