Seine-Saint-Denis, Neuilly sur Marne,Hôpital psychiatrique de Ville Evrard.
Dimanche 7 février 2019
La sirène d'un véhicule de pompiers hulule brièvement dans la nuit. Jannek se redresse brusquement, ses mains heurtent le volant et l'arrière de son crâne percute la mousse usée de l'appui-tête. Le contact rude avec l'armature mal rembourrée lui tire un grognement. Le souffle court, il jette un regard indécis autour de lui. Les dernières bribes du cauchemar se dissipent, les spectres du passé se rétractent, refluent derrière la réalité du présent. Où est-il ?
Dans une voiture. La sienne. Il reconnait l'odeur de vieux plastique de l'habitacle et, à la lueur grisâtre qui filtre par les vitres, le tableau de bord éraflé et le tissu bleu marine râpé des sièges. Sur celui du passager, il y a son portable et une page de cahier pliée en quatre. Le téléphone indique 03h12.
Qu'est-ce qu'il fout à trois heures du mat, à roupiller dans sa bagnole ? Une planque trop monotone pour le maintenir éveillé ? Sûrement pas. Même durant les affûts les plus fastidieux, il ne s'est jamais endormi en service.
À travers le pare-brise à demi givré, il scrute les environs. Un lampadaire poussif éclaire vaguement une surface de béton enneigée quasi déserte. Un parking. Séparé par une haie décharnée d'un bâtiment allongé à deux étages.
Les appartements thérapeutiques de l'hôpital de Ville Evrard.
Avec l'identification du lieu lui revient aussitôt la raison pour laquelle il s'y trouve.
Nikola.
C'est là qu'il vit depuis plusieurs années, dans le petit studio mis à disposition par le service de psychiatrie ambulatoire qui assure son suivi. Au rythme d'une routine immuable, balisée par ses heures de travail à l'ESAT*, quelques courses de première nécessité, les consultations de son thérapeute référent, les visites de son frère et de longues promenades solitaires dans le parc de l'hôpital.
Une vie bornée, protégée, entre parenthèses. La seule que son instabilité psychique et les séquelles de ses traumatismes lui permettent de mener avec un semblant d'autonomie et une relative sécurité.
Jannek est venu pour lui. Il fallait qu'il le voit, ça ne pouvait pas attendre. Il sait pourquoi : la soirée aux Tilleuls, la crise de Noah, sa conversation avec Leïla Pasteur...
Une discussion à bâtons rompus, en grignotant des pâtisseries trop sucrées accompagnées de quelques verres. Elle lui a parlé pêle-mêle de Noah, d'elle, de sa passion pour le tir sportif et de son ancien rêve d'intégrer une unité de tireurs d'élite de l'armée, balayé par la naissance d'un enfant différent. Puis encore de Noah, du père du gamin qui s'était barré au moment du diagnostic. Il lui a demandé si elle avait déjà envisagé de placer son fils à plein temps dans un internat spécialisé. Une question qui lui a valu en retour une dénégation sèche où la colère le disputait au désarroi.
Il n'a pas insisté, il sait ce que c'est. Se retrouver soudain seul, unique recours d'un être qui restera à tout jamais dépendant. Espérer, contre toute raison, que les choses iront mieux. Combattre à chaque instant son propre besoin de vivre, son avide désir de liberté, sous peine, en y cédant, de sombrer dans la culpabilité.
Leïla est encore imprégnée de ses certitudes. Elle s'accroche à ses espoirs, à son déni, à son devoir. Prête à tout.
Lui, ces sentiments, il les a laissés au fil du temps se muer en impuissance puis en résignation. Il a fait le choix égoïste de continuer à vivre, se réfugiant derrière l'excuse qu'enfermé dans son cocon psychiatrique, Nikola serait protégé.
Fables, contes, illusions. Comme les histoires fantasmées du vieux griot africain.
Il sait pourquoi il est venu ici. Pour gratter la vieille culpabilité qui le ronge. Il n'a pas protégé son frère, ni lui ni les autres. Il n'en a sauvé aucun. Ses parents, ses sœurs... Le seul à rester est à peine vivant, un fantôme évanescent qu'il parque aux limites de sa vie dans l'espoir qu'il le laisse en paix.
Ce soir, l'abnégation de Leïla Pasteur a réveillé la honte et le remord. Il est venu chercher l'absolution, mendier le pardon de Nikola. Ça n'a pas marché. Son frère n'a pas compris. Il aurait dû le savoir, on ne dérange pas un fantôme dans ses habitudes. Sinon, il vomit le trop plein du passé.
Il vous met sous le nez un vieux cahier d'écolier dans lequel les démons qui vous hantent racontent vos cauchemars d'une écriture malhabile.
Jannek a fui dans le sommeil, il leur a claqué la porte au nez. Raté, ces saletés se glissent partout. Du bout des doigts, il tâte sa fosse lombaire gauche. La trace incrustée dans sa chair est depuis longtemps insensible, mais la vieille douleur ondule toujours dans sa mémoire comme un parasite prêt à se réveiller. Il peut toujours essayer de courir, le chien qui lui mord la conscience ne cessera pas de le poursuivre. La paix ne vient pas, ou alors, elle ne dure jamais bien longtemps. Il suffit d'un visage, d'un regard, d'un comportement... D'une nuit un peu trop noire, d'une tempête de neige.
Il frissonne. Le froid de l'habitacle le fouaille de ses doigts glacés, son cœur ralentit. Il aimerait le contraindre à s'arrêter. Comme ceux de tous les disparus qu'il a tenté d'abandonner à l'oubli. Un jour il aura le courage d'éteindre définitivement ses souvenirs. Il ne sentira plus la douleur, ni cette odeur de peur, de fumée et de sang. Ni ce parfum terreux de paille et de poussière.
Un jour. Pas aujourd'hui.
Jannek le fils de paysan, qui aurait poursuivi son existence simple au pied des montagnes, se serait marié à quelque fille de son village, aurait repris la ferme... Cette réalité là s'est dissoute dans la guerre. Il s'en est construit une autre, celle dans laquelle le commandant de police Miljanic doit faire ce que la société attend de lui : identifier et arrêter des coupables.
Il faut laisser les fantômes où ils sont, s'en tenir au plan initial. D'une main raide, il attrape la page de cahier posée sur le siège passager, la froisse entre ses doigts gourds et la jette sur le plancher. Il ne veut pas revivre sa vie à travers les mots hésitants de Nikola.
Avec lassitude, il masse sa nuque ankylosée et tente de se reconcentrer sur son travail. L'affaire Gruber, la recherche du meurtrier. Son dernier échange avec Soledad Del Pozzo et la grossièreté incontestable avec laquelle il lui a ri au nez avant de lui fausser compagnie...
Un manque de tact qu'il risque bien de regretter. Il se souvient parfaitement de son regard incendiaire quand il lui a dit que les théories rocambolesques du vieux griot à propos de médiums et de réalités parallèles pouvaient attendre et qu'il avait autre chose à faire que d'écouter des histoires de science-fiction. La linguiste n'est sûrement pas le genre de femme qui apprécie de se faire rembarrer. Elle ne lui pardonnera pas sa muflerie de sitôt.
Il se mord la lèvre, ce n'était pas du tout ce qu'il avait prévu. L'idée, c'était d'exploiter ses compétences. Pas de la vexer, qu'elle se braque et refuse de l'aider.
Il devrait la rappeler, lui présenter ses excuses. Lui expliquer qu'il avait la tête ailleurs, que la crise de Noah l'avait perturbé. Qu'un policier ne peut pas laisser une femme et son enfant handicapé rentrer seuls chez eux dans une ville où rôde un assassin... Au point de se montrer à ce point désagréable ? Elle ne le croira jamais.
À moins de se livrer, de lui parler de Nikola, des casseroles qu'il trimbale. De lui avouer qu'écouter ses histoires à propos d'enfants différents dotés de pouvoirs extraordinaires, c'est se remettre à croire qu'il existe un espoir pour son frère. Jeter aux orties des années d'effort à tenter de faire le deuil de la normalité. Il n'en a pas envie.
Ou peut-être que si...
La sonnerie de son portable grésille avec insistance, le tirant de ses réflexions. Jannek tâtonne dans la pénombre et se saisit de l'appareil.
— Ouais... grommèle-t-il d'un ton maussade.
— Patron ? interroge à l'autre bout la voix tendue de Nadjet Hachem. Faudrait que vous veniez tout de suite aux Tilleuls. Il y a eu une autre agression !
*ESAT : Établissement et service d'aide par le travail
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Après la neige
Misterio / SuspensoQui a tué le docteur Philippe Gruber ? Une question à laquelle le commandant Jannek Miljanic se fait un devoir de répondre. Il le doit à ce psychiatre qui l'a autrefois aidé à surmonter ses traumatismes. Mais le meurtre barbare de cet homme respect...