danse macabre

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La nuit est tombée sur l'appartement d'Otabek depuis plusieurs heures déjà, et l'a plongé dans l'obscurité totale. Lorsque la porte s'ouvre enfin dans un bruit de grincement, une fine lueur traverse la pénombre. Otabek s'arrête, les doigts au-dessus de l'interrupteur. À l'abri de son regard, Yuri se tapit au fond de la pièce, et attend patiemment.

Après une pause qui semble s'étirer à l'infini, Otabek s'approche de lui, sa démarche lourde, une cigarette pendue entre ses lèvres. Les livres de poésie reposent en une pile précaire sur la table basse, surplombés par la photo des jumeaux.

- Tu as trouvé de quoi attiser ta curiosité ?

- Pas vraiment.

Otabek s'agenouille devant Yuri, les yeux rivés sur le sol.

- Pourquoi tu ne m'as jamais parlé du patin ?

- J'ai tellement honte...

Courbé, l'air de se repentir de ses actes, Otabek serre les dents.

- J'ai tellement honte...

- Qu'est-ce que t'as pu bien faire pour avoir honte comme ça ?

- J'ai patiné pendant des années quand j'étais adolescent. Puis, j'ai commis une erreur qui a mis fin à ma carrière avant même qu'elle ne débute.

- Une erreur ?

- Oui. C'est pour cette raison que mon frère est sur la glace et pas moi.

La lueur fugace de sa cigarette illumine brièvement l'univers morne qui les entoure, tandis qu'Otabek tire une longue bouffée. Les mots s'échappent avec peine de sa gorge, prononcés avec une grimace, comme s'il était frappé au ventre à chaque syllabe.

Cette photo, où il se tient fièrement sur la deuxième marche du podium, représentait le sommet de sa carrière. Il venait de recevoir une offre de bourse pour s'entraîner à l'étranger. Pour célébrer leur victoire, lui, son frère jumeau et leurs amis s'étaient introduits dans la patinoire après sa fermeture. Ils avaient bu de la bière et s'étaient lancés dans une partie d'Action ou Vérité, et un de leurs amis avait refusé de jouer. Par des railleries incessantes, ils l'avaient convaincu de relever un défi sur la glace. Aucun d'entre eux n'était habitué à l'alcool. Leurs rires idiots avaient empli la salle, puis un silence avait frappé. Le garçon était tombé, le sang avait éclaboussé la glace d'un rouge éclatant.

- Je ne me souviens même plus de quel saut nous lui avions demandé de faire... Tout ce dont je me souviens, c'est que je tenais le téléphone. Nous avions tout filmé.

Otabek baisse la tête. La cicatrice gonflée sur sa peau semble ironique aux yeux de Yuri.

L'adolescent avait subi une commotion cérébrale, et en plus des migraines et des pertes de mémoire, son équilibre avait été affecté. Il ne peut plus marcher correctement, encore moins patiner. Par conséquent, Otabek ne remettra plus les pieds sur la glace. Il était celui qui tenait le téléphone, celui qui avait porté le chapeau. La réputation de sa famille avait été ternie et le prix à payer pour que la vidéo disparaisse était sa propre disparition de ce sport.

- Comment tu t'es retrouvé à devenir garde du corps ?

- Je n'ai pas menti. Je suis parti à l'étranger, et j'ai enchaîné les petits boulots, surtout en cuisine. J'ai fini par rentrer à Almaty, et ma famille m'a renvoyé à la patinoire. Je m'occupais du resurfaçage. En parallèle, je pratiquais la boxe pour canaliser ma colère.

L'imaginer dans un bistrot comme celui que tenait Grand-Père, entouré d'acier gris plutôt que des projecteurs dorés des grandes patinoires, est étrange.

mirrored heartOù les histoires vivent. Découvrez maintenant