noir le soir

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Yuri a très bien décrypté les habitudes des habitants de l'immeuble. Le voisin d'à côté, un couche-tard, aime bien prendre des repas à 4 heures du matin. Quant à l'amateur d'anime de l'appartement du dessus, il s'endort très souvent au milieu d'un épisode. Lorsque Yuri ne parvient pas à trouver le sommeil, il se réfugie dans le salon et observe en silence les toutes premières lueurs de l'aube. Derrière les murs minces comme du papier, le concept de sécurité n'est qu'une illusion.

Ce soir-là, alors que Yuri sirote son verre, Otabek le rejoint sur le canapé et lui lit à haute voix ses poèmes préférés. L'agitation mentale de Yuri s'apaise, ne serait-ce qu'un peu. En vérité, rien ne peut la dissiper complètement. Il boit une nouvelle gorgée d'une bouteille aux trois quarts vide.

Otabek referme le livre après avoir lu quelques pages.

– Tu essaies de fuir les cauchemars ? demande Otabek.

– Je suppose.

À travers la fenêtre, les imposantes structures environnantes se confondent, un peu comme un test de Rorschach grandeur nature. Partager ses pensées pourrait aider Yuri à démêler les fils de ses angoisses, mais l'idée lui semble insurmontable.

Après une pause, Otabek reprend la parole.

– Si tu me réponds sincèrement, tu pourras également me poser une question.

La curiosité de Yuri est instantanément piquée. Ils se connaissent depuis un an et passent la majeure partie de leur temps ensemble, et Otabek a toujours réussi à échapper à ses interrogations.

– Le tatouage, c'est pour quoi ? Et ne me raconte pas d'histoires, Oscar Wilde. Je sais qu'ils doivent tous avoir une signification.

L'aigle qui orne le torse d'Otabek se dévoile avec éclat, même sous la lueur artificielle. Si Yuri plisse les yeux, il distingue les cicatrices, probablement des marques de chutes à moto, qui s'enchevêtrent sous le cœur en lambeaux.

– Quand j'ai quitté le Kazakhstan pour la première fois, j'ai eu l'impression d'abandonner un morceau de moi là-bas.

– Parce que t'as laissé ta famille ?

– En partie. Nous ne nous parlons que rarement.

Au fil du temps, Yuri a appris à décrypter les réactions d'Otabek. Ce dernier trifouille la couverture écornée de son livre ; il est nerveux.

– D'accord. Et la citation, alors, c'est pourquoi ?

La vie est une grande désillusion.

– J'étais jeune et dans ma phase rebelle. Mais j'ai déjà répondu à une question. Maintenant, c'est à ton tour de parler.

Bien qu'il aurait normalement simplement adressé un geste obscène à Otabek avant de changer de sujet, il y a quelque chose chez lui qui pousse Yuri à se confier.

– Non, ça n'empêche pas les mauvais rêves. Ça m'aide juste à apaiser mes nerfs.

– Depuis combien de temps ça dure ?

Ça ? Ça, c'est juste quelque chose d'amusant à faire avec Mila, pour décompresser pendant les week-ends et les rencontres comme les banquets. Ça, c'est juste quelque chose qui lui donne l'illusion de pouvoir s'enfuir de son quotidien.

– Qu'est-ce que j'en sais ?

– Mh. Pourtant, ça ne semble jamais vraiment aider, n'est-ce pas ?

Le regard d'Otabek, dépourvu de jugement, accroche le reflet de la lumière de la lampe, ce qui donne l'impression qu'un peu de soleil est emprisonné dans ses yeux. Il est étrange d'associer Otabek à la campagne moscovite pendant l'été, alors qu'ils n'y sont restés que trois petites semaines.

mirrored heartOù les histoires vivent. Découvrez maintenant