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- Fais ce que tu as à faire, Della, me dit le Grand Roi.

Je fixe l'assiette face à moi, le regard impassible. En plein milieu du repas, les souvenirs de la nuit dernière me reviennent. Je ne sais ce qui m'a prise, mais il s'agit du pire moment qui soit. Je tente de contenir mes pensées, mais cela m'est impossible. Elles supplient d'être libérées, tant leur poids est lourd à porter.

Pourtant, quel que soit leur poids, elles ne peuvent me contraindre à faire apparaître sur mon visage une quelconque émotion. Du moins, s'il m'en reste. 

Personne ne m'a vu, et pourtant j'ai l'impression que le monde entier est au courant de ce péché, un péché qui restera à jamais ancré en moi. Une jeune femme innocente, fille d'une femme qui a sacrifié sa vie et son confort pour Inimia... Est-ce ainsi que je lui rends la pareille ?

Mais son père était un soldat althéen, mort pour Althea. Et des deux, elle est restée avec son père. Elle a choisi Althea. Je ne sais pas si cela me rassure un peu.

Ma respiration s'accélère lorsque je réalise enfin qu'il y avait quelqu'un. Quelqu'un m'a entendu, et bien que le Grand Roi ne soit pas visible, il est indéniable que tout ce que j'ai dit jusqu'à présent s'est révélé être un mensonge. Ou pire, confirmé.

- Que dois-je faire ? Dis-je, paniqué.

- Le prince n'est pas là pour l'instant, répond le Grand Roi. Mais lorsqu'il arrivera, elle courra vers lui et lui racontera tout. Que se passera-t-il alors ?

Mes yeux s'écarquillent, tandis que je pose mes mains de chaque côté de ma tête, l'abaissant près du sol. Je commence à trembler violemment. Ils vont me tuer. Je ne reverrai ni mon père ni Freya, je laisserais tomber Inimia et tout le monde, je décevrais le Grand Roi et je briserais les espoirs naissants de la Grande Reine. Je ne peux pas mourir. Je ne peux pas mourir !

Comme toujours, Azref et son père se disent quelques mots en guise de seule conversation, et le lourd silence retombe. La salle à manger me semble excessivement obscure. Où que je regarde, je ne trouve aucune source de lumière. Je le ressens comme un châtiment, un châtiment que je ne peux fuir.

Aucun d'entre eux n'aurait ressenti ce que je ressens. J'ai besoin d'être comme eux, d'agir comme eux, de ressentir comme eux. Il n'y a pas de place pour la culpabilité, ni pour aucun autre sentiment semblable.

- Je vais le faire, dis-je, la voix tremblante. Je dois le faire.

Je n'ose pas regarder le visage du Grand Roi. Je suis dans cette situation à cause de ma propre stupidité. Je suis stupide. Je suis la honte des Avalorn. Madame avait raison, et j'ai osé le contester. J'ai envie de rire de moi, de me frapper, pour toutes ces fois où j'ai cru pouvoir faire une différence. Inimia disparaîtra à cause de moi.

Non.

Je ne laisserai pas cela se produire.

Je me lève du sofa, et au lieu de prendre la porte principale de l'appartement, je me souviens qu'il y a un petit couloir qui mène au bureau d'Azref. Sa porte se trouve à l'arrière de l'appartement. Je m'y dirige, puis l'ouvre. Je prends le couloir et me dirige vers le bureau d'Azref. D'habitude, il n'y a jamais de gardes ici.

Une fois dans le bureau d'Azref, j'en sors, marchant lentement, tentant de m'assurer que je ne suis pas vue. Je me dirige vers le quartier des servantes. Il est assez tard, la plupart d'entre elles sont probablement en train de dormir. Je regarde autour de moi, à chaque porte... Mais une seule d'entre elles semble être la bonne, alors je m'en approche.

Nous nous sommes tous levés, le roi est parti le premier, rapidement suivi d'Azref et de moi. Je me dirigeais vers ma chambre, mais Azref m'arrête.

- Où vas-tu ? Me demande-t-il.

- Je retourne dans la chambre, répondis-je, la réponse étant évidente. Pourquoi ?

- Bien. Pour aujourd'hui, je préférerais que tu ne quittes pas l'appartement, dit-il, puisque je ne serai pas là.

Je fronce les sourcils. Je ne comprends pas ce que cela a à voir avec quoi que ce soit. J'ai déjà quitté la chambre plusieurs fois en son absence, depuis notre mariage.

- Où vas-tu ? Demandé-je, curieuse.

- Je dois aller voir mes soldats sur le champ de bataille, répond-il.

J'ouvre lentement la porte, et j'entends immédiatement des craquements. Ils sont irréguliers, et lorsque j'entre dans la pièce, j'en entends d'autres, ma respiration se fait plus courte, et mon corps se fige. Dans l'obscurité de la pièce, se trouvait un corps pendu, un corps en mouvement et toujours vivant.

Je me sens envieuse. J'aimerais lui demander de me permettre de venir avec lui, cependant je ne veux pas forcer les choses. Quelle affaire aurais-je près des soldats d'Althea ? Tout en sachant que je suis l'incarnation même de tout ce qu'ils combattent, de tout ce qu'ils haïssent. Cependant, j'aurais aimé saisir une chance minime pour revoir mes soldats. Me sentir à nouveau à la maison, pour un court instant.

Je la reconnais, la servante. Elle se débattait, cherchant de l'air, elle ressemblait à un poisson hors de l'eau. Je suis restée là, voyant son visage blanc prendre une couleur bleutée.

- À.... l'aide...

Je ne bouge pas. Je pourrais encore la sauver, mais je ne bouge pas. La corde autour de son cou bloque sa respiration, c'est ce qui produisait ces bruits de craquement. Mes yeux me piquent malgré moi, alors que je la regarde mourir d'une mort lente et douloureuse.

Tout mon corps s'est mis à trembler lorsqu'elle a cessé de se battre, et que ses yeux me fixaient toujours avec toute l'horreur et la douleur qu'elle avait ressentie.

- D'accord, à ce soir alors, dis-je.

Et je retourne dans l'appartement.

Deux personnes sont décédées aujourd'hui. Deux, par ma faute.

Et quand j'ai entendu quelqu'un arriver, j'ai couru rapidement vers le couloir, en me cachant derrière un mur. Je n'ai pas tardé à l'entendre.

C'est alors que je l'ai entendu. Un cri perçant, rappelant ceux de mon père, à la mort de maman. Une voix d'homme l'appelait par son nom. Cecilia. Mon corps se met à trembler violemment, tandis qu'il pleure encore plus. Je mets mes mains sur mes oreilles, ne voulant pas les entendre. C'est trop. 

Pitié, arrête. Arrête. 

Il l'aimait. Il l'aimait beaucoup trop. Et je la lui ai enlevée.

Ne pouvant entendre le désespoir dans la voix de cet homme, sa douleur causée par moi, je m'éloigne en silence. Et malgré moi, je n'ai pas pu m'empêcher de laisser couler une larme de mon œil gauche.

Je suis désolée, Cecilia... C'était ta vie ou la mienne.

L'ombre écarlateOù les histoires vivent. Découvrez maintenant