Chapitre 1 : Mauvaise graine

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Mes dés tournent dans la paume de ma main au rythme de mes pensées, mon regard braqué sur la feuille insolente. Difficile de tricher sur le faire-part du décès de son propre père. On ne peut pas tromper la mort avec un coup de poker et on ne fraude pas ses émotions en comptant les cartes.

La colère me grignote les neurones.

Comment a-t-il pu clamser ainsi ? Cet homme, ce caïd, ce monstre titanesque qui a bâti un empire au cœur même de New York et dont le simple nom vous fiche la trouille jusqu'à mouiller votre petite culotte ? Comment a-t-il pu finir le sang mangé de noir, les membres atrophiés et recroquevillés avec cette expression maladive, figée de stupeur ?

Ça pue les arcanes.

— Alors ? m'interpelle une voix grave.

La mâchoire crispée, je lève la tête vers Viktor avec la méchante envie de lui dire de mettre son foutu faire-part de merde au cul. Mais c'est Viktor, on ne parle pas ainsi au bras droit de mon père. Enfin, de son ancien bras droit.

— La calligraphie est à chier et les mots sont d'une banalité affligeante. Mais tu devrais pas plutôt demander l'avis de mon frère pour ce genre de chose ? Après tout, c'est son digne héritier, non ?

Moi, je ne suis qu'Ivy, le vilain petit canard qu'on tente de cacher parce qu'on a honte d'avoir engendré une progéniture avec deux chromosomes X et qui, en plus, est incapable de mentir ou de faire appel à la magie du physalis. Des tares qui se marient moyennement avec le monde du crime. 

— Je ne sais pas où il se trouve et tu es là, toi.

Je lâche un soupir, contrariée.

— Tu sais toujours tout, répliqué-je.

La Grosse Pomme a beau être grande, elle ne peut pas être grande à ce point. En tout cas pas pour le type devant moi. Il a beau avoir la soixantaine et quelques mèches grises dans sa longue chevelure impeccablement attachée, son regard d'acier ne trompe pas. C'est le genre de regard qui te transperce, te découpe de part en part à la manière du chirurgien qui joue avec son scalpel pour trifouiller tes intestins et déloger tes moindres secrets. S'il y a bien quelqu'un pour savoir, peu importe quoi, c'est bien lui.

Mais j'ai le droit à un simple haussement d'épaules.

— Je n'ai pas vraiment cherché, je valide donc ce faire-part ?

J'enterre mes dés au fond d'une de mes poches avant de me redresser sur ma chaise.

— Oui, oui, confirmé-je, dépitée.

Une réponse ponctuée d'un vague geste de la main. Je n'ai pas envie d'observer plus longtemps ce bout de papier, autant qu'il m'en débarrasse. Si Ander se plaint de ma décision, il ne pourra s'en prendre qu'à lui-même au lieu d'être aux abonnés absents.

— Ton frère et toi, vous avez rendez-vous avec le notaire pour la lecture du testament, le lendemain de l'enterrement à dix heures et demie, m'informe Viktor. En attendant, si tu as besoin de quoi que ce soit, Ivy, tu peux venir me voir.

La nouvelle m'arrache une moue.

— Il ne va pas y avoir de grandes surprises de ce côté-là, en fait, je suis même étonnée d'être conviée à cet entretien.

— Tu es sa fille.

Je ricane.

— Oh, Viktor... Tu penses vraiment que je vais avoir ma part du gâteau après avoir passé ma vie dans l'ombre ? Personne ne me connaît, si ce n'est toi et mon frère. Les propres caporaux du grand Cyrius Thornes n'ont même pas vent de mon existence. Pourquoi la mort de mon père changerait soudainement la donne, hum ?

Ma répartie ne semble pas plaire à mon interlocuteur qui me toise avec la dureté et la froideur du marbre. Cela suffit pour imposer un lourd silence.

Ce que je déteste quand il fait ça. Mes mains me démangent d'aller déterrer mes dés, mais je m'abstiens. Le geste aurait été trop révélateur et j'aime à penser que je ne suis pas si facile à lire. Malheureusement, mon petit doigt me souffle qu'il n'est pas dupe.

— Et l'investigation ? fais-je finalement pour changer de sujet, où en est-elle ?

— Pour le moment, nous n'avons toujours pas de nom et il faut attendre encore quelques jours pour avoir les résultats de l'autopsie.

Mon attention dévie pour observer à travers la fenêtre, en contrebas, le tapis de lumières qui anime les grandes artères de la ville insomniaque. La nuit, son éclairage est hypnotique. Et quelque part, le meurtrier de mon père s'y promène. J'espère qu'il entend le tic-tac constant du temps qui lui reste à vivre. Même un mage ne saurait échapper à la vengeance des Thornes.

Mes poings se serrent.

— Ok, j'ai besoin de prendre l'air.

Ma réaction est assez abrupte et je m'empare de ma veste pour me précipiter vers la sortie.

— Et où vas-tu ?

Je jette un œil par-dessus mon épaule. Viktor n'a toujours pas bougé de sa place.

Un joli rictus étire alors mes lèvres.

— Voyons, je n'ai pas besoin de te le dire.

Et sans autre forme de procès, je disparais de sa vue.

Des Épines pour IvyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant