Chapitre 13 : À fleur de peau

63 20 42
                                    

La rage en fer de lance, ma conscience crève enfin la surface de la réalité. C'est à peine si je remarque les draps emmêlés à mes pieds ou encore le désordre autour du lit. Seul persiste le spectre de mon songe. Qui écrase la lucidité et broie le cœur.

John est de nouveau mort cette nuit.

Mes doigts griffent le matelas sur lequel je suis, avec cette méchante envie de pulvériser quelque chose. N'importe quoi. C'est viscéral. Mais c'est sans compter sur la pression intolérable d'une main imprimée sur mon épaule. Mon sang ne fait alors qu'un tour. Je frappe.

Je ne suis pas un putain d'animal que l'on peut contraindre.

Jamais plus.

Si le lit grince, ma cible se dérobe avant de sentir une nouvelle fois cette main autoritaire. Deux billes noires me toisent. Je lui assène un regard de la même teinte, gronde. L'autre me parle, mais je fais la sourde oreille pour fondre sur lui. Signifier par une pluie de coups tout ce que je n'ai jamais posé en mot et qui me ronge à la trame. John ne méritait pas de mourir ainsi. D'un simple claquement de doigts.

Ce monde n'est qu'une putain de déchèterie sans fond.

Tout ne devient bientôt plus qu'un embrouillamini de bras, de jambes et de grognements. La literie n'apprécie pas la démarche. Rien à cirer. Toutefois, j'ai assez de jugeote pour saisir le désavantage de ma situation. La lutte n'a jamais été mon fort et mon gabarit est ridicule. Encore une fois, mon poing manque mon adversaire. Et ce dernier, de ne rien répliquer pour se contenter de trouver la meilleure façon de simplement m'immobiliser.

— Va te faire foutre ! feulé-je.

Nous roulons jusqu'à nous fracasser au sol. L'impact me fait serrer la mâchoire tandis que je me retrouve soudain totalement clouée par le poids d'un corps. Mais la frénésie dans mes veines n'est pas du genre à chanter la défaite. Pire, elle réveille en moi une partie plus vicieuse encore. La perfidie.

Cette fois, une de mes mains tâtonne frénétiquement pour chercher la faille, l'autre donnant l'illusion d'une énième attaque. Le geste est paré. Au même moment, mon pouce trouve cette zone fragilisée, juste au-dessus d'une hanche.

Et appuie.

Fort.

Cela me vaut un sifflement, un léger recul... Et le ruissellement d'un liquide chaud. L'odeur métallique me percute de plein fouet.

— Merde !

Je cille, retire aussitôt mes doigts comme brûlés par ce contact, non sans hoqueter devant la stupidité de mon œuvre. Mal-Chin, au contraire, se montre impassible, ses traits à peine froissés par la douleur alors que les points de suture de sa plaie viennent de sauter.

Il me parle encore. Ma colère évaporée, cette fois, je n'ai pas besoin d'un traducteur pour comprendre le sens de ses mots. Il désire savoir si je vais bien. Ou si je me suis calmée, ce qui, en vérité, s'apparente à la même chose. Cependant, je ne peux m'empêcher de songer à la scène hallucinante que nous offrons. Entre la chambre désordonnée, moi au sol et lui au-dessus. À pisser le sang.

Sans ce dernier détail, sûr que l'interprétation n'aurait pas du tout été la même.

Je lève les mains en signe de reddition.

— C'est bon, je suis parfaitement réveillée désormais.

Son regard me sonde, tentant certainement de décrypter le message. Mais visiblement, lui non plus n'a pas besoin de traducteur. Ma soudaine immobilité et la culpabilité gravée sur mon visage doivent être des indices suffisants.

C'est donc après trois très longues secondes que Monsieur Joli Cœur consent à me libérer pour se lever et enfin tenter de ralentir l'écoulement d'hémoglobine.

Je lui désigne le lit.

— Reste là, je reviens avec le nécessaire.

Mon ton autoritaire le convainc. À moins que ce ne soit la blessure qui l'oblige à se poser.

Et tandis que je me fustige intérieurement pour ma connerie, je me précipite vers la salle de bain où se trouve la trousse de secours. C'est là que je découvre, au passage, la porte défoncée de ma chambre. Je l'avais verrouillée avant de me coucher.

Ai-je crié dans mon sommeil ?

Cette interrogation devra patienter, le plus important, à cet instant, est de récupérer de quoi soigner l'autre. Une fois devant le lavabo, j'en profite pour me laver les mains.

Cela ne me prend pas plus d'une minute pour enfin rejoindre le blessé qui n'a pas bougé de sa place, bien qu'un peu plus pâle maintenant.

Ok.

Je suis loin d'être la délicatesse incarnée. Mes gestes sont brusques alors que j'ouvre la boîte et m'empare de ce dont j'ai besoin. Tout mon esprit se focalise sur la tâche à accomplir. J'ai l'avantage de ne pas être totalement dépaysée. Combien de fois ai-je dû soigner mes propres blessures alors que mon père et mon frère s'amusaient à me tourmenter ? Bien sûr, mes compétences ont leurs limites, mais cela nous donnera assez de temps pour contacter la docteure de l'autre fois.

Alors sans attendre d'invitation, je soulève le tee-shirt et commence les premiers gestes de secours. Monsieur Joli Cœur, lui, ne moufte pas. À croire qu'il s'est transformé en statue.

— Ça ne te ferait vraiment pas de mal d'avoir un peu d'instinct de survie, grommelé-je à voix basse tout en m'affairant. Quelle idée de débarquer ainsi dans ma chambre alors que je dors...

Comme toujours, je préfère le langage de la colère plutôt que celui de la raison. Parce qu'après tout, c'est moi la fautive. Je me suis comportée comme un animal poussé dans ses derniers retranchements, alors qu'en fin de compte, ce n'était qu'un rêve. Non, il est évident que je gère très mal ma colère.

Compresse et sparadrap en place, je peux finalement souffler.

Mes iris escaladent alors la silhouette pour tomber sur les lignes d'un visage imperméable à mes questions. Cependant, pour la première fois, je découvre un minuscule défaut, une fine cicatrice débutant à la base de son oreille gauche pour plonger dans son cou.

Le détail est un peu trop longtemps scruté.

Me raclant la gorge, je referme abruptement la trousse de secours et mes nouvelles interrogations internes.

— Je vais appeler la docteure. Ça va aller ?

— Et toi ?

La question me prend au dépourvu, tant l'entendre parler dans ma langue maternelle est inattendu. De plus, depuis combien de temps s'est-on enquis de mon état ? Trop longtemps pour que je m'en souvienne. Et c'est un type que je ne connais quasiment pas, qui me pose la question ? Juste après lui avoir perforé ses points de suture ?

Mon front se plisse.

L'ange passe allègrement au-dessus de nos têtes.

Puis j'explose de rire. C'est la meilleure réaction que j'ai en stock face à ce qui n'a, de toute évidence, aucun sens. Je me mords les lèvres afin d'étouffer mon hilarité. Je lui dois bien une réponse après ce qui vient de se passer.

— Ça ne va jamais aller. Mais puisque je respire et suis entière, disons que ça reste suffisamment acceptable.

Dans le regard de mon interlocuteur, si j'ai conscience qu'il ne saisit pas tout de ce que je lui dis, une petite voix dans ma tête me chuchote qu'il a très bien compris le message. En surprenant un de mes cauchemars, il aura deviné une partie de mes écorchures. Et c'est déjà beaucoup trop.

Aussi, comme je n'ai pas envie qu'une quelconque once de pitié se lise sur cette belle gueule, je m'en détourne pour aller passer mon coup de fil.

Des Épines pour IvyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant