Chapitre dix-neuf : papa

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Une douleur lancinante traversait ma jambe lorsque j'essayai d'ouvrir les yeux. Ma vision fut d'abord troublée. Je devinais que j'avais dû dormir longtemps. J'étais dans ma chambre, couchée dans mon lit, les draps remontés sur ma poitrine qui battait à tout rompre. On m'avait ramenée chez moi. Je tentai de me redresser en position assise mais une voix m'en dissuada :

- Tu devrais continuer de te reposer.

Mon père se tenait dans l'embrasure de la porte, les bras croisés sur son torse.

- Papa...

- Ne dis rien. Pas un mot. J'ai une idée. Toi et moi, on va faire comme si tout ce qui s'est passé cette nuit n'était jamais arrivé. Ou comme si j'en ignorais tout. C'est d'accord ?

La colère transperçait à travers ces mots et il tâchait de la contenir. Il savait pour mon expédition nocturne et nul doute qu'il savait également pour quelle raison je m'étais armée jusqu'aux dents. Comme je ne savais pas quoi dire, j'ai fait la chose la plus stupide qu'on peut faire : je n'ai rien dit du tout. Il a baissé la tête, l'air profondément déçu, et a quitté la pièce. J'eus un pincement au cœur. Nous n'avions jamais eu des rapports faciles avec mon père. Il s'était toujours montré dur avec moi, impartial et parfois sans pitié dans ses jugements. Mais aujourd'hui, je sentais que quelque chose s'était définitivement brisé entre lui et moi. Qu'un lien déjà ténu avait finalement été rompu. Pour de bon. Et contre mon gré. Certes il était souvent intolérant et froid, méprisant et difficile, colérique et emporté. Mais il était mon père. Le seul que j'ai jamais eu et le seul que j'aurai jamais. Secrètement, je gardais encore l'espoir d'un rapprochement entre lui et moi. Je faisais le souhait qu'un jour, nous pourrions enfin nous entendre et nouer cette relation si parfaite dont on ne cesse de vanter la beauté : l'amour unique et éternel d'un père pour sa fille et d'une fille pour son père. Alors qu'il désertait ma chambre et me laissait seule, livrée à mon désespoir et à ma peur, je prenais conscience que lui et moi, nous n'aurions jamais ça. Cet amour unique et éternel ne serait pas le nôtre. Je suis sa fille et il est mon père mais ça ne suffit pas. 

Peut-être avons-nous eu tort de penser qu'un lien de parenté seul pouvait bâtir une relation solide et immuable. Le regard qu'il m'avait donné entre me découvrant éveillée m'avait glacé le sang et le cœur. C'était un regard qui ne me pardonnerait jamais. Un regard définitif. Sans retour en arrière possible. Il ne saurait m'excuser de ne pas avoir été et de ne pas devenir la jeune fille qu'il rêvait d'avoir. Il m'en voulait de ne pas correspondre à l'image qu'il s'était faite de la Ly idéale. Je n'étais qu'un amas de déceptions à ses yeux. Rien de plus. Lorsqu'il me regardait, tout ce qu'il voyait c'étaient mes erreurs. Toutes les fois où je lui avais désobéi. Toutes les fois où je lui avais obstinément tourné le dos. Toutes les fois où je ne l'avais pas choisi.

Tay apparaît à son tour à la porte. Il semble me demander silencieusement s'il peut entrer ou non. Je lui fais signe que oui. Soucieux, il s'assoit sur une chaise et la reproche de là où je me trouve.

- Mathias t'a déposée ici tout à l'heure. C'est lui qui t'a bordée.

Je rougis instantanément. Mathias ? Me border ?

- Je ne vais pas te poser de questions à propos de ta blessure. J'imagine que papa s'en est chargé. Ou bien il t'aura culpabilisée pour les siècles à venir.

Dans le mille.

- Mais...

- Mais...?

- Il y a quoi entre Mathias et toi ?

Sa question me désarçonne. Entre Mathias et moi ? Entre moi et Mathias ?

- Rien. Pourquoi ?

- T'es sûre ? Ly... Tu sais ce qu'il éprouve pour toi. Depuis qu'on est gosses, il est amoureux de toi. Tu ne peux pas jouer avec lui comme tu le fais. Pas encore. Pas à nouveau. 

- Je ne joue pas ! On est amis !

- Ah ouais ? 

Je déteste ça. Le doute qui s'insinue en moi pareil à un poison mortel. Susceptible de me tuer.

- Je suis fatiguée. Je vais me rendormir. 

Les Frontières : Tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant