Chapitre 36: Le bruit que produit nos yeux

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– Je t'aime, papa, à plus tard !

Je n'ai même pas bouclé ma ceinture que le démon démarre en trombe, je me retrouve plaquée contre le siège. Je l'observe, médusée, avant de secouer la tête. Je ne vais pas me disputer avec lui aujourd'hui, je me l'ai promis.

– Ça ne doit pas prendre plus de trois minutes pour foutre des vêtements dans une valise, se plaint-il, alors que je réussis enfin à boucler ma ceinture.

– Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, je suis une fille !

– Crois-moi, je l'ai remarqué, déclare-t-il avec un soupir. Puis, il continue de râler.

– Je déteste attendre, et tu n'as pas besoin d'une valise aussi grande, nous ne partons pas en vacances. C'est une mission très importante, j'aimerais que tu le comprennes.

Monsieur a attendu dix minutes en compagnie de mon père qui lui posait un nombre incalculable de questions, voilà tout ! De plus, je n'ai jamais vu quelqu'un mentir avec autant de facilité que Riccardo : les mots coulaient hors de sa bouche comme de l'eau dans un ruisseau. J'ai eu un aperçu le soir du dîner, il y a deux jours, mais ça me surprend toujours autant. Comment fait-il pour ne pas se sentir coupable ? J'aimerais y arriver.

Ma punition étant levée pour bonne conduite, papa m'a permis de reprendre le cours de ma vie. Et reprendre le cours de ma vie signifie en quelque sorte reprendre nos recherches là où elles s'étaient arrêtées.

Je mets la musique et décide d'augmenter le volume pour ne plus l'entendre râler. Je me crispe quand le générique de Scarface retentit. Riccardo se met à rire. Pour moi, cette chanson sera à jamais liée aux horreurs qu'il faisait subir à Antonio Bellucci.

– J'adore cette chanson ! me raille le démon, pour les mauvaises raisons, je présume. Je change jusqu'à tomber sur Someone to You de Banners. C'est moins macabre.

– Je sais que tu étais là, dit-il.

Je me tourne légèrement pour observer son profil. Riccardo est le genre de conducteur qu'on ne veut jamais croiser sur l'autoroute parce qu'il rend la circulation infernale. Il ralentit quand il veut, poussant les autres à le doubler sous des coups de klaxon rageurs, et il accélère quand il veut, dépassant les autres voitures même quand il n'a pas la priorité. Plusieurs fois, des chauffeurs se sont arrêtés à notre hauteur en vociférant, le poing levé, ce qui, évidemment, laissait le bel Italien indifférent la moitié du temps, ou l'amusait la plupart du temps.

– De quoi tu parles ?

– Dans mon sous-sol.

Je me crispe, j'avale difficilement ma salive avant de dire :

– Comment est-ce possible ? J'étais discrète.

– Gayle, je sens ta présence même quand tu n'es pas là, et personne ne peut être discret avec les ronronnements de Persée comme compagnon.

Il se tait quelques secondes avant de questionner :

– Ça t'a effrayée.

Il garde encore le silence avant de reformuler :

– Je t'ai effrayée ?

– Non, j'ai été surprise, déstabilisée, mais ce qui m'a effrayée, c'était mes propres réactions. Depuis la mort de maman, j'ai l'impression d'avoir perdu mon empathie. Je ne sais pas comment l'expliquer, mais j'aimais ma mère, j'aime toujours son souvenir, mais une fille normale, qui a eu une mère aimante, n'est-elle pas censée être abattue durant des mois ? Être en dépression ?... Mais, j'ai l'impression d'être un monstre...

La Pieuvre De L'ombre 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant