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Le rythme régulier des richelieus de Jordan Bardella résonnait dans les rues de Paris. La Renault Koleos noire du Rassemblement National l'attendait patiemment, garée à quelques mètres des locaux de France 2. Le jeune homme pressa le pas, craignant de se faire interpeler avant qu'il ait le temps d'atteindre le véhicule. Il s'enfouit à l'arrière de celui-ci en saluant brièvement le chauffeur, qui démarra dans la foulée.

Sur les lèvres de Jordan persistait le fantôme d'un sourire satisfait. Non seulement il avait réussi à le faire taire l'espace d'un instant - et Dieu, que c'était bon - mais il avait aussi réussi à faire perdre ses moyens à Gabriel Attal, Premier Ministre de la France, 35 ans. Rien que ça. La sensation était jouissive.

En dépit de sa politique qu'il jugeait trop laxiste et bien-pensante, il avait de la considération pour son adversaire. C'était un travailleur acharné - bien qu'il ne le reconnaîtrait jamais publiquement - et ambitieux. Il avait su se faire une véritable place dans ce monde de requins, et à un âge admirablement jeune. D'une certaine façon, ils avaient peut-être plus de points communs qu'il n'aurait voulu l'admettre.

Il était l'un des rares à lui tenir tête de cette manière, et à le mettre autant en difficulté. Débattre avec lui le stimulait, il avait le don de le pousser jusque dans ses derniers retranchements. Ce qui l'enrageait au moins tout autant que cela lui plaisait.

Et peut-être fabulait-il, mais il avait l'impression de sentir le même genre de sentiments contradictoires chez son adversaire. Dans ses regards, dans ses railleries, dans les cafés qu'il leur arrivait parfois de prendre ensemble. D'ailleurs, pourquoi partagerait-il un café avec lui, s'il le détestait ?

Jusque-là, les deux hommes avaient toujours entretenu de bons rapports, bien qu'Attal eût dès le départ imposé et maintenu une certaine distance entre eux, que lui-même avait toujours respecté : c'était mieux ainsi. Une quelconque camaraderie n'entrait pas dans le cadre de l'envisageable. Ils resteraient professionnels. Cordiaux, tout au plus.

Mais Jordan n'avait tout simplement pas supporté de se faire publiquement humilier de la sorte ce soir, et toute la rage contenue avec difficulté durant le débat avait fini par directement prendre son rival pour cible dès la première occasion. Garder son sang-froid ne faisait malheureusement pas partie de ses nombreux talents.

L'adrénaline qui avait été générée par sa colère s'était enfin complètement dissipée, et fit place à la lucidité. Il avait clairement joué avec le feu : si quelqu'un les avait vus, ou si Gabriel parlait, il serait foutu.

Le président du RN regardait distraitement les paysages parisiens défiler à travers la vitre teintée en prenant conscience de la potentielle merde dans laquelle il venait de se mettre. Jordan était quelqu'un d'impulsif, et il savait pertinemment que ça se retournerait un jour contre lui. Mais, même conscient des répercussions possibles, il lui était impossible de regretter ce qui s'était passé ce soir. Car non seulement il était impulsif, mais il était aussi irresponsable, ce qui constituait une combinaison dangereuse.

Un sourire sombre s'étira finalement sur ses lèvres. En plus de flatter son égo et son amour du pouvoir, cela pourrait contre toute attente jouer en sa faveur, après tout. Les législatives approchaient à grands pas, et déstabiliser son adversaire pourrait bien lui offrir un avantage politique qui ne se refusait pas.

Jordan était charismatique, il le savait. Il plaisait, sans aucun doute. Il en avait joué plus d'une fois pour arriver là où il en était aujourd'hui. Et Attal n'avait pas l'air d'avoir été totalement insensible à sa personne. À quel point pouvait-il pousser le vice ?

Gabriel Attal, connu pour sa réserve et sa droiture. Gabriel le bien-pensant, Gabriel le politiquement correct. S'il réussissait à charmer cet homme-là, charmer les français représenterait un jeu d'enfant. Car en fin de compte, la politique était essentiellement une question de séduction.

Arrivé dans ses appartements, Jordan balança sa veste sur la chaise la plus proche et ôta ses chaussures avant de s'affaler sur le divan. Il était épuisé. Il attrapa sur la table basse le paquet de fraises Tagada déjà entamé et les engloutit une à une, mécaniquement, les yeux fixés sur les moulures de son plafond.

Oui. Plus il y réfléchissait, plus l'idée lui semblait définitivement brillante. Et puis, même si la politique le passionnait, il fallait avouer que le milieu pouvait parfois être d'un ennui mortel. Il venait peut-être de trouver de quoi se divertir les prochains jours.

Le débat de ce soir n'allait probablement pas faire beaucoup de bien à sa popularité. Mais, décidément, c'était une belle soirée.

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