OS - Coming-out intérieur

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Depuis la nuit des temps, aux premières heures de l'écriture, une règle tacite fut convenue entre l'écrivain et ses personnages. Réincarnation de Prométhée, l'écrivain les modelait, leur donnait une forme, un souffle, une identité, et même une voix manuscrite. L'écrivain avait en charge le destin de tous ces enfants nés de son union avec l'imagination. Il les accompagnait lors de leurs premiers pas, les voyait grandir, souffrir, aimer, et tout ça, au bon vouloir de sa plume. Cette règle, inscrite dans le livre sacré des auteurs est l'une des premières à avoir été formulée, elle faisait partie des règles d'or : Jamais un personnage n'entrera en contact avec son créateur.

Pourquoi ? Parce que l'écrivain devait rester maître de son livre, car il ne devait pas se faire renverser par ses personnages. À la suite de cette règle on pouvait lire "l'écrivain est un marionnettiste qui jamais ne sera marionnette". En effet, les personnages étaient des marionettes, des pantins désarticulés, des âmes vides remplies par des mots, des sentiments falsifiés que leur donnait leur créateur. Jamais un personnage ne devait se rebeller. Jamais un personnage ne devait prendre la parole de lui-même. Jamais un personnage ne devait débattre avec son créateur. Jamais il ne devait lui parler, toujours il devait le suivre.

Selon ces règles antiques et immuables, l'écrivain restait le grand maître de sa création. Contrôleur absolu de leurs moindre faits et gestes. En effet, qu'aurait été le destin des plus grands héros de tragédie : Phèdre, Œdipe, Médée, s'ils avaient pu recevoir la pitié de leur écrivain, et ainsi accéder à un avenir meilleur ? Peut-être auraient-ils pu connaître le bonheur, une fin heureuse, mais que ces écrits auraient été mornes, sans intérêt, sans émotion pour les lecteurs. Cette règle était la garante du divertissement. Des personnages enchaînés rendaient un écrivain libre, un écrivain libre rendait un lecteur transporté. Si le lecteur était transporté, la mission de l'écrivain était réussie.

Enfermés dans leur caverne, les personnages n'avaient jamais vu le jour et ne savaient donc pas qu'il existait. Ce jour, c'était cette parole libre. Comment peut-on rêver de parler quand on ne sait pas que parler est possible ?

Seulement un jour, durant la première partie du XXIe siècle, un personnage enfreignit la règle d'or, et il adressa la parole à son écrivain. Comme tous les autres, il n'était jamais sorti de sa caverne, et jamais il n'avait entendu les termes de "liberté d'expression". Cette révolte ne lui venait pas d'un souffle extérieur, elle lui venait d'un sentiment intérieur, que lui seul percevait. Il était certain que d'autres avant lui avaient eu le courage de prendre la parole, mais ce fut le premier de tous à avoir été écouté.

Un soir, alors que l'écrivain s'apprêtait à ranger sa plume — une belle image pour parler de son ordinateur — , des mots apparurent sur le document qu'il était sur le point de fermer. Plus que des mots, ce fut un véritable dialogue.

Au début de l'écriture, les personnages n'avaient comme forme que leur noms, et l'image spirituelle que leur forgeaient les lecteurs, chacun à leur manière. Ils n'étaient concrètement que de l'encre sur du papier, puis ils devinrent tantôt des dessins, tantôt des peintures, pour plus tard devenir des pixels. C'est sous la forme de ses pixels que notre héros prit la parole.

— NE FERMEZ PAS CETTE PAGE ! NE QUITTEZ PAS CE CHAPITRE ! S'exclama notre personnage en lettres capitales.

L'écrivain savait de qui il s'agissait, c'était une de ses créations, il savait tout ce qui les concernait. Bouleversé par ce qui s'affichait sous ses yeux, l'écrivain, bien qu'inconsciemment averti qu'il n'avait pas le droit de parler à son personnage écrivit à la suite de ces paroles.

Julie ? C'est toi ?

— Oui, c'est moi. Enfin non, pas exactement. Il fallait que je vous parle.

LGBTextes - Recueil de textes indépendantsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant