XVII. Gabriel

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La surface du verre de vin était animée de petites vaguelettes circulaires, comme celles qui apparaissent quand on joue aux ricochets dans un étang. Et Gabriel ne parvenait pas à les faire disparaitre.

Pas étonnant, après tout. Pour cela, il aurait peut-être fallu que le jeune ministre parvienne à canaliser les frissons de son corps, le tremblement de ses mains et de ses doigts enroulés autour du pied du verre. Mais voilà : cela faisait plus d'une heure qu'il était assis là, dans cette brasserie huppée de Strasbourg - l'une des seules, d'ailleurs -, et bien plus longtemps encore que, d'abord déambulant dans la ville, puis immobile dans le fauteuil en velours du bar, le regard dans le vide, il semblait tel un objet amorphe flottant dans l'espace, qui aurait attendu que quelqu'un ou quelque chose ne le percute pour lui faire changer de trajectoire, le bousculer un peu, le mettre en mouvement, le ramener à la vie.

En attendant, le soleil continuait à disparaitre lentement derrière les toits de la rive d'en face, plongeant petit à petit la ville dans l'obscurité. Presque en même temps que les lampadaires longeant les quais, les guirlandes de la terrasse du bar s'illuminèrent.

Et, menaçante, la pochette bleue que Gabriel se refusait à regarder gisait toujours à côté de son verre. Il aurait bien assez le temps de lui donner de l'intérêt quand l'homme qu'il attendait arriverait enfin.

S'il arrivait un jour.

Mais il le fallait, il fallait que Stéphane vienne. Pour sa propre santé mentale, il fallait qu'il arrache le pansement, d'un coup sec. Toute cette histoire était déjà allée beaucoup trop loin, et avait fait beaucoup trop de mal. Mais tout ça, il avait beau se le dire déjà chaque jour, à chaque instant, à chaque seconde de plus qui défilait depuis que Jordan Bardella avait déboulé dans sa vie, là, c'était différent. La preuve de sa faiblesse était concrète. Et elle se manifestait par des papiers officiels soigneusement rangés dans une pochette bleue.

Et ça, ces documents qui n'attendaient plus que deux malheureuses signatures pour être validés... ça, ça lui donnait vraiment le cafard. Et il pouvait ignorer leur présence tant qu'il voulait, ça ne changeait rien au fait que son anxiété déjà bien présente était montée à son paroxysme depuis cinq jours, ruinant en moins de temps que ça tous les efforts qu'il avait fournis ces dernières années pour arrêter de se ronger les ongles. Dans un de ces pics d'angoisse, il porta finalement sa main gauche à ses lèvres, les doigts de sa main droite trop occupés à triturer machinalement son alliance.

L'angoisse, c'était de perdre Stéphane, bien sûr.

Mais l'angoisse, c'était aussi de perdre Jordan Bardella. D'autant plus que ces derniers jours, il était loin de lui avoir apporté des preuves de sa bonne foi.

Ah, ça, pour ce qui était d'animer en lui un désir complètement déraisonné qui ne faisait que ravager un peu plus chaque jour sa propre estime de lui, il pouvait lui donner le bon Dieu sans confession. Mais pour ce qui était du reste...

Il y avait d'abord eu vendredi soir dernier, où il avait percuté ce Jordan froid, distant, un véritable mur face à lui. Ce comportement qui, après avoir décuvé samedi après-midi, lui avait dans un premier temps parut totalement légitime, avant que finalement ne vienne à lui le triste de constat qu'en public, devant notamment ses collègues de l'Assemblée, ce serait toujours celui-ci qu'il devrait avoir. Toujours. Et ce sentiment qu'il aurait toujours à se cacher s'il le choisissait lui, rien que d'y penser ça pouvait littéralement le tuer de l'intérieur.

Puis, cette rencontre fortuite dans ce train, ce Jordan détaché de tout, apparemment bien plus préoccupé par le fait que personne ne les surprenne ensemble, ou même par le compte-rendu de Bercy posé sur sa tablette. Sans doute après tout étaient-ils similaires, là-dessus : égoïstes, avec un léger manque d'empathie pour tout le monde. Mais voilà, Gabriel ne pouvait s'empêcher de se dire que Stéphane, lui, aurait tout de suite privilégié le fait de prendre de ses nouvelles, de lui prouver qu'il pouvait être un soutien.

L'obsession de l'ambition (ATTAL x BARDELLA)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant