Prologue

162 43 17
                                    


1881, Bourgogne, France.


Le cœur battant à tout rompre, Gabrielle chevauchait à vive allure à travers champs. À cette heure matinale, l'air frais l'entourait comme un second manteau et l'herbe, gorgée de rosée, rendait le sol traître. Mais le sabot assuré d'Istanbul ne flanchait pas.

Autour de la cavalière et sa monture, le monde s'éveillait lentement. Accompagnés par le pépiement fluet des passereaux sous un ciel rosé que le soleil finirait par dissiper, ils fuyaient. Entre les jambes de Gaby, les muscles d'Istanbul roulaient à chaque foulée et la chaleur de ses flancs puissants se diffusait à travers la fine étoffe du pantalon*, dissimulé sous sa toilette. Elle s'était passée de toute armature, pas de corset, pas de tournure. Et afin de partir au plus vite, la jeune femme n'avait pas gâché la moindre seconde à seller l'étalon andalou, tant pis pour le confort et les convenances. Il s'agissait là d'une question de survie.

Seuls un baluchon contenant quelques vivres, une gourde et une bourse dérobée à son père, l'accompagnaient.

Depuis hier au soir, son esprit en ébullition se trouvait plongé dans la plus grande confusion. Au départ, il y avait eu le choc de la nouvelle et l'indignation. Ensuite, l'absence de discussion avec ses parents qui, déroutés par sa vive réaction, l'avaient renvoyée dans ses appartements sans explications afin d'abréger la querelle.

Là-haut, enfermée, elle avait tergiversé. Partir, rester ? Au fil des heures, sa peur n'avait cessé de croître. Ainsi, lorsque la nuit avait commencé à s'effacer, ses derniers doutes s'étaient retirés avec elle. Elle louerait une chambre dans une auberge, puis chercherait un travail ou quelque chose comme ça. Elle trouverait bien une solution. Cela valait sans doute mieux que d'embrasser l'avenir périlleux qu'on lui imposait. Non ?

Que ses parents veuillent la marier ne l'étonnait guère. C'était là le destin de toutes les jeunes femmes bien nées, elle s'y était plus ou moins préparée.

Mais qu'ils souhaitent l'unir aussi urgemment et à cet homme  de surcroît, voilà qui était inconcevable !

Le vicomte Iris du Val d'or !

Un sinistre personnage à la réputation effroyable. Un être dont on disait qu'il n'avait pour lui, rien d'autre que sa fortune et un visage avenant. En somme, une pomme tentatrice à l'apparence des plus parfaites, revêtant un innocent nom de fleur, mais au cœur assurément pourri. Les iris étaient toxiques et le fruit gâté, lui, avait déjà été marié ! Et, comble de l'horreur, sa femme n'était plus là pour en témoigner !

Deux ans plus tôt, par un matin d'été, son corps avait été repêché dans l'étang qui miroitait derrière le château ! La vicomtesse ne savait pas nager, cela tombait à pic avec un point d'eau au sein de la propriété. Il suffisait de la pousser dans l'onde noire au milieu de la nuit et de prétendre que la malheureuse, souffrant de somnambulisme, avait glissé du ponton.

D'après les rumeurs, les aïeux d'Iris avaient passé un pacte avec le diable. Leur âme et celles de toute leur descendance en échange d'un vin prestigieux destiné à leur apporter gloire et prospérité. Et ils avaient été comblés au-delà de leurs attentes en devenant les heureux propriétaires du Clos des Dieux. La parcelle produisait un cru si exceptionnel que sa renommée s'étendait au monde entier. La demande et la rareté étaient telles qu'il fallait être inscrit sur une liste pour espérer s'offrir l'une des illustres bouteilles.

Hélas, depuis quelques années, le phylloxéra**, un terrible puceron venu du nord-est des Amériques, sévissait sur le vieux continent. Le vignoble français, loin d'être épargné, se trouvait peu à peu décimé par le ravageur qui remontait du sud au nord et colonisait tout le pays.

Ainsi, toujours d'après les rumeurs, Iris, ne pouvant offrir une âme qu'il avait déjà cédée à sa naissance, aurait sacrifié celle de la vicomtesse en échange d'une protection supplémentaire sur Le clos des Dieux. Et curieusement, à ce jour, on racontait qu'aucun cep des deux inestimables hectares n'avait été infesté et qu'il s'agissait là d'un véritable miracle. Cet homme avait-il vraiment pu commettre le pire pour préserver son précieux lopin de terre ?

Sans compter qu'à ces sombres échos, s'ajoutait une autre triste affaire. Trois ans auparavant, les parents du vicomte avaient péri dans ce qui apparaissait de prime abord comme un banal accident de voiture***, laissant Iris et sa sœur orphelins. Mais par la même, l'aîné héritait du vaste patrimoine. Ainsi, depuis la mort suspecte de la vicomtesse, d'aucuns remettaient en cause l'accident pour privilégier une autre hypothèse. Si Iris avait supprimé son épouse, pourquoi n'aurait-il pas éliminé ses parents quand on savait les avantages qu'il retirerait de leur décès ?

Le sang de Gabrielle se glaça à cette pensée, tandis qu'une nouvelle vague de colère la traversait.

Pourquoi diable ses parents désiraient-ils l'unir à un tel personnage ? Que leur fallait-il de plus pour renoncer à cette folie ? Ne l'aimaient-ils donc pas ? Voulaient-ils risquer de la voir sacrifiée sur l'autel de la renommée, à l'instar de la défunte vicomtesse, et assister à ses funérailles ?

Pourtant, d'aussi loin qu'elle s'en souvint, son père n'avait eu de cesse de la protéger, mais également de veiller à la combler. Gabrielle, plutôt raisonnable, n'avait qu'un seul caprice : lire les romans scandaleux de Jeanne Perrault. Malgré le caractère inconvenant des récits, le baron cédait. En revanche, il s'était montré intraitable sur cette affaire de noce, alors qu'il en allait tout de même de sa vie !

Quoiqu'il en soit, il n'était pas question pour Gabrielle de précipiter son destin. Le vicomte saurait probablement trouver une fable convaincante à conter s'il venait à trancher le fil ténu de son existence.

Pour l'heure, le plus urgent était de s'éloigner de la demeure familiale avant de se retrouver emprisonnée dans ce dangereux mariage, tant pis si l'on disait de Gaby qu'elle était perdue. Ensuite, elle aviserait.

Alors que la fugitive et sa monture s'apprêtaient à franchir les limites du domaine afin de traverser le bosquet menant à la route, un cavalier surgit de sous les frondaisons et lui barra le passage.

Istanbul eut tout juste le temps de se cabrer pour ne pas percuter Vénus de plein fouet.

La main ferme du baron se referma sur les rênes en cuir de l'étalon andalou.

La course vers la liberté venait de prendre fin.

— Où comptiez-vous aller de si bon matin, ma douce enfant ?


*Ici le pantalon est un sous-vêtement qui compose le linge de corps des femmes.

**Ce parasite qui a sévi durant 30 années en France a marqué un tournant dans l'histoire viticole. Depuis, les vignes sont greffées sur porte-greffe américain et le système de culture en rang et le palissage sont nés de cette crise.

***Une voiture désigne un fiacre.


Coucou,

Ça y est, Iris est lancé.

Alors quelle est ta première impression ? Tes théories ?

À bientôt pour la suite,

Bises, 

Maud.

Ps : Si tu aimes, n'hésite pas à voter <3



IrisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant