Chapitre 4 : La vigne est une femme.

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Iris


Mercurey, 1881.

Lorsqu'il pénétra dans le vaste hall du château, Iris se dirigea sans perdre une seconde jusqu'à son cabinet de travail. Les tâches administratives ne lui laissaient guère de répit. Il fallait renouveler des baux, se préoccuper des locataires de ses magasins et de ses terres, tenir les comptes à jour, enfin, toute l'intendance que comportait la gestion d'un domaine. Et bien d'autres choses.

Sans compter Le clos des Dieux qui monopolisait une grande partie de son attention ainsi que ce maudit phylloxéra. En trois années un cep infesté périssait et le mal noir se répandait à travers tout le pays à la vitesse de l'éclair.

Pour l'heure, le clos était épargné. Mais pour combien de temps encore ? Chaque jour depuis l'arrivée du ravageur en Bourgogne*, trois ans auparavant, Iris mettait un point d'honneur à arpenter sa précieuse parcelle. Dès l'apparition des premiers bourgeons jusqu'à la saison froide son anxiété à l'aller n'avait d'égale que son soulagement au retour, lorsqu'il avait découvert les feuilles toujours aussi vertes et exemptes de la moindre gale. L'hiver, quand la vigne se dévêtait, il continuait à la surveiller, quand bien même le mal sévissait à la racine, suçant outrageusement la sève, et ne laissait rien paraître en surface.

Aux yeux d'Iris, ces deux hectares ne se limitaient pas à leur vin d'exception. Il s'agissait d'un héritage familial. Naguère, ses ancêtres avaient planté ces ceps alors qu'ils étaient minuscules. Aujourd'hui, les plus vieux étaient centenaires. Ils avaient connu son père, son grand-père, son arrière-grand-père et son arrière-arrière-grand-père. La plupart de ceux qui avaient remplacé les trépassés dans les dernières années continueraient de croître sur cette terre quand lui reposerait en son sein. En moyenne, dans de bonnes conditions, un pied vivait entre trente et soixante ans, néanmoins il n'était pas rare qu'il dépasse largement cette estimation et passe le siècle.

La vigne fascinait Iris. C'était une plante généreuse et vigoureuse. Une battante. Telle la longue chevelure d'une femme, ses lianes se déployaient autour d'elle afin de gagner la terre. Ainsi, au biais du marcottage, elle assurait sa descendance.

Cependant, la vigne pouvait aussi se montrer fragile et capricieuse. L'humidité ne lui seyait guère durant la belle saison, la rendant encline aux maladies. Parfois, elle vous refusait une récolte, ne vous offrant que des grains pourris ou desséchés. Ou même rien du tout, quand la fleur coulait ou gelait. Souvent, elle vous gâtait de lourdes grappes gorgées de jus à ne plus savoir qu'en faire.

La vigne est une femme. Forte et délicate. Si vous commettez l'erreur de la croire à votre merci, forcée de ployer sous votre volonté, elle finira inéluctablement par vous détromper. C'est elle qui mène la danse. Toujours. Et peu importe les tourments qu'elle vous cause, sans cesse, vous lui revenez.

Les marches du hall gravies, Iris sortit de sa poche la clef de son secrétaire, puis l'introduisit dans la serrure. Le bruit métallique attira l'attention de sa sœur, car il n'avait pas même actionné la poignée qu'elle ouvrait déjà la porte de sa chambre. Ou peut-être l'attendait-elle, ce qui était finalement plus probable.

— Alors ? s'informa Violette en avançant à pas lents dans le couloir.

Sa toilette de taffetas de soie grenat accentuait la pâleur maladive de son visage, que le noir d'encre de ses cheveux renforçait encore. Depuis quelques mois, Iris s'inquiétait beaucoup pour sa cadette. La malédiction semblait prendre de l'ampleur et s'abattre sur elle. Était-il temps, pour les Val d'or, de régler leurs dettes ?

— Iris ?

Le ton soucieux de Violette le ramena de force dans le présent.

— Oui ?

— Cela s'est-il bien passé ? Comment est-elle ?

— Qui donc ?

Une moue incrédule, mais néanmoins ironique vint égayer les traits de la jeune femme.

— Eh bien, Gabrielle de Marcilly !

— Ah oui !

Il était si préoccupé par le clos qu'il en avait provisoirement oublié sa future fiancée. Pourtant, elle lui avait fait une certaine impression dont il ne savait si elle était bonne ou mauvaise. Mémorable, pour sûr. Son mordant lui avait plu. Ses attaques, un peu moins. Il avait beaucoup aimé se divertir avec elle, ce jeu avait égayé son quotidien bien rempli, mais un brin morne.

Une fois de plus, le portrait animé d'Angeline lui parvint en un flash lumineux. Son sourire, la lueur céleste dans ses prunelles noisette. Puis ses cheveux mouillés aux nuances de miel autour d'un visage qui avait perdu toutes ses couleurs, et d'un regard tout son éclat. Un regard figé sur un monde qu'elle ne contemplerait jamais plus.

— Brune, yeux clairs, les joues fraîches, le trait harmonieux. De taille convenable. Une silhouette acceptable.

Violette attendit davantage de détails, sur leur conversation, par exemple, ou encore sur ses aptitudes. Savait-elle coudre, jouer du piano, chanter...

Voyant que rien ne venait, elle croisa les bras sur ses côtes frêles et s'enquit :

— C'est tout ?

— Qu'attendiez-vous d'autre ?

— Vous n'avez rien à me dire de plus sur sa personne en dehors de son apparence ?

— Son caractère ne semble guère docile.

— Une taille convenable, une silhouette acceptable, un caractère guère docile. J'ai l'impression de vous entendre me lister les qualités et les défauts d'une jument que vous envisageriez d'acquérir !

Iris commençait à s'impatienter. Malgré l'amusement qu'il avait ressenti durant cette visite, la perspective du mariage accentuait une culpabilité qu'il ne cessait déjà d'entretenir. Et puis beaucoup de travail l'attendait et parler de Gabrielle avec sa sœur quand lui-même ne savait pas quoi en penser l'irritait. Décidé à couper court à la conversation, il conclut :

— Elle croit dur comme fer à la malédiction familiale et m'a bien fait comprendre que pour rien au monde, elle ne souhaitait s'unir à un meurtrier.

— Vous n'êtes...

— Si, interrompit Iris. Je le suis. Et il faudra bien que vous l'admettiez un jour. Bon, je dois vraiment me mettre à l'ouvrage à présent.

Sans lui offrir la possibilité de contester, le vicomte ouvrit la porte de son cabinet de travail et la referma dans son dos.

Les évènements s'étaient enchaînés, ses devoirs continuaient de s'accumuler et l'impression qu'une partie de sa vie lui échappait ne cessait de croître. Débordé, il ne pouvait accorder tout le soin et le temps nécessaires à son projet et les jours filaient. Il avait besoin de reprendre une forme de contrôle sur sa future situation. Fort heureusement, la nature l'avait doté d'une excellente capacité d'adaptation. Parfois, accepter de perdre certaines batailles vous sauvait la peau. Les défaites et les renoncements piquaient l'orgueil, mais ils attisaient aussi votre flamme. Tout ce que nous expérimentions nous servait tôt ou tard. C'était une leçon que la vie avait apprise à Iris.

D'ailleurs, depuis leur accord, les idées ne cessaient d'affluer dans son esprit bouillonnant et le nourrissaient. Il lui fallait juste continuer à garder son sang-froid. Conserver le recul nécessaire lui permettait d'analyser les différents éléments et perspectives dans leur ensemble. Quand les émotions s'en mêlaient, tout partait à vau l'eau.

Absorbé par ses pensées, il s'installa derrière son bureau et sortit son carnet du tiroir avant de l'ouvrir. Il relut attentivement ses notes, puis ses yeux s'immobilisèrent un moment sur le mot qu'il avait souligné hier soir.

Plan.

Un projet mûrement réfléchi avait beaucoup plus de chance d'aboutir. Si on souhaitait éviter les erreurs, il fallait songer à tout.

Et pour Iris, cela commençait toujours par l'élaboration d'un plan.


*Le phylloxéra apparaît sur la commune de Mercurey en 1878. 

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