Chapitre 9.2

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Sa voix s'étrangla sur ce dernier mot. Et cette fois, les larmes quittèrent la barrière de ses yeux pour rouler sur ses joues.

— Pour quelles raisons ? À cause de ces rumeurs ?

— Cela, le fait qu'il ne me plaise guère, qu'il ait déjà été marié... Je... J'attendais autre chose de mon propre mariage.

— Ma chérie, le mariage est un arrangement entre deux partis, ni plus ni moins. J'entends que comme nombre de jeunes filles, vous espériez connaître l'ivresse de l'amour décrite dans les romans. Hélas, la passion n'est rien d'autre qu'un brasier impétueux tout près de mourir. Le feu croît en vous et vous dévore jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus rien à consumer pour le nourrir. Alors il s'étouffe dans ses propres flammes et de lui, ne demeure plus que les stigmates d'une vive brûlure.

« L'amour véritable est celui qui survit à l'illusion des premiers jours. Il côtoie le beau et le laid, le rêve et le réel, l'admiration et la déception, l'effervescence et la monotonie.

« Ne soyez pas attristée de ne pas sentir votre cœur s'emballer à la vue du vicomte, il est bien plus aisé de renoncer à ce que l'on n'a pas connu.

Honteuse de s'être autorisée à manifester son chagrin, Gabrielle chassa vivement ses larmes et reprit d'un ton tout à fait calme :

— C'est là ce que vous avez vécu avec maman ?

Son pouls s'accéléra tant elle était effrayée à l'idée que cette affreuse vérité puisse exister.

— Non. Votre mère et moi nous entendons à la perfection. Je nourris beaucoup de tendresse à son endroit.

Cependant, ils n'ont jamais été furieusement épris l'un de l'autre, comprit Gaby. Et cette désillusion supplémentaire acheva de lui déchirer le cœur.

— Alors l'amour dépeint dans les romans... Il n'existe pas ?

— Non, ma fille. Celui que je viens de vous décrire, en revanche, est bien réel. Voilà pourquoi notre choix s'est arrêté sur le vicomte. À ses côtés, vous continuerez de jouir d'un confort similaire à celui que vous avez toujours connu, dans un cadre tout aussi agréable, non loin de nous. Je maintiens qu'il n'y aura pas meilleurs partis dans la région.

— Et si les rumeurs n'étaient pas infondées ? ne put s'empêcher d'insister Gabrielle. S'il avait vraiment poussé sa femme dans l'étang ?

— Sortez-vous cette idée de la tête, ce n'est jamais arrivé.

— Comment pouvez-vous en être certain ? Vous n'étiez là-bas au moment des faits !

— Parce que je le sais, Gaby.

— Mais...

— Cessez de vous obstiner, vous ne vous torturez que davantage.

Blessée, Gabrielle ouvrit son ouvrage à la page où elle avait abandonné sa lecture et fit semblant de plonger dans son livre. Malheureusement, sa concentration lui faisait défaut.

Les questions continuaient d'affluer dans son esprit, les peurs enflaient comme les ombres des monstres dans la nuit. Elle brûlait de crier son injustice, de demander au monde de lui rendre des comptes. Car enfin, de quel droit décidait-on de son avenir sans qu'elle eût son mot à dire ? De quel droit décidait-on de l'avenir des femmes sans qu'elles aient leur mot à dire ?

Une dernière idée sortit des tréfonds de sa conscience. Une idée désespérée...

— Et si j'entrais dans les ordres ?

— Hors de question ! trancha Gustave, agacé. Gabrielle, n'insistez pas, vous vous marierez au vicomte et un jour, je vous le promets, vous me remercierez !

Piquée au vif, la jeune femme se leva d'un bond.

— Jamais, vous m'entendez, jamais je ne vous remercierai ! Vous vous débarrassez de moi en me donnant à un homme que pour rien au monde je n'aurais décidé d'épouser si seulement on m'avait laissé le choix ! Vous me condamnez à passer toute une vie à ses côtés quand sa simple vue me glace d'effroi. Je ne vous le pardonnerai jamais !

Furibonde, elle lui jeta son roman sur les genoux et s'éloigna d'un pas impétueux au fond du pré, où se trouvait un petit bosquet.

— Gabrielle, revenez tout de suite ! gronda le baron qui s'était relevé à la hâte.

Il s'élança à la poursuite de sa fille. Cette dernière venait de se retourner et le foudroyait du regard. Quelqu'un d'autre décida toutefois de se mêler au conflit.

Istanbul, les oreilles rabattues contre le crâne, s'interposa et menaça de mordre Gustave. Celui-ci, conscient du danger potentiel, préféra jouer la carte de la prudence. Il savait que l'étalon avait tendance à se montrer très protecteur envers sa maîtresse et plus encore à certains moments du mois. Gabrielle le vit donc reculer et s'emparer des rênes de Vulcain avant de monter en selle. Istanbul, quant à lui, se mit à marcher d'un pas calme dans sa direction, les oreilles toujours plaquées en arrière, sa queue fendant l'air derrière lui.

Elle attendit qu'il la rejoigne, puis après un dernier coup d'œil furieux à son père, tourna les talons. Bien sûr, Gustave contournerait le pré pour se poster plus loin ou demanderait à Emma ou encore à André ou Hector de la surveiller. Qu'importe, elle avait besoin de s'isoler un moment.

Durant quelques secondes, elle envisagea à nouveau de fuir, mais Istanbul ne portait aucune bride et elle n'avait pas même une gourde en sa possession. Partir sans eau par une telle chaleur relevait du suicide. Un peu comme un mariage forcé, peut-être.

Alors avec pour seuls compagnons, son cheval et la rage de son cœur, elle marcha jusqu'au bosquet.

Ce ne serait pas la passion qui finirait par la consumer. Ce serait la colère. Et celle-ci trouverait toujours en son sein de quoi se nourrir.

IrisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant