7:Contrairement à ma sœur, je sais me tenir. Et je suis bien plus jolie qu'elle.

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Gabrielle.


Le déjeuner se déroulerait plutôt bien si Gabrielle n'était pas de nouveau en proie aux nausées. Eugénie et Justine alimentaient la conversation avec entrain, pour le grand bonheur de Violette.

Cela convenait à Gaby qui se contentait de glisser un mot çà et là et de répondre aux diverses questions sans paraître effacée. Lorsque l'on était accompagnée de personnes loquaces, on pouvait se permettre quelques silences sans que ceux-ci se fassent remarquer.

Enfin, si l'on ne retenait pas l'attention d'un convive en particulier.

Iris jetait de temps à autre des regards vers Gabrielle, tantôt furtifs, tantôt appuyés. En dépit de sa volonté, Gaby suscitait l'intérêt du vicomte par son changement d'attitude ainsi que son inhabituelle fébrilité. Comment y remédier ?

À table, dans cette atmosphère légère que Justine, Violette et Eugénie étaient parvenues à instaurer, Gaby refusait de se montrer grossière ou impertinente. Elle savait reconnaître quand on pouvait s'autoriser un éclat ou une attaque et quand il fallait s'abstenir. Sans compter que son état la déconcentrait, la privant de ses entières facultés.

Une fois les desserts achevés et les tasses de café vidées, les convives reprirent le chemin du parc.

Tout au fond de la propriété, un portillon en fer forgé s'ouvrait sur le saint des saints. Et après avoir tant entendu parler du célèbre clos, tout le monde brûlait de découvrir cette terre qui valait de l'or.

Quand ils contournèrent le château et que les yeux de Gabrielle furent attirés par le miroitement de l'étang qu'ils laissaient derrière eux, à nouveau, des frissons la parcoururent. Son cœur se souleva à mesure que son estomac reprenait les armes. Elle ne parviendrait jamais à vivre ici. Jamais. Son être tout entier protestait à cette perspective.

Soudain, un bruit étrange, semblable à un coup de clairon, puis une sorte de « rouaaahhh ! » retentirent alors dans le dos de Gaby, la faisant sursauter. Violette s'esclaffa devant la surprise de la jeune femme qui se retourna, à la recherche de l'origine du son.

Léonard et Léopold leur avaient emboîté le pas et se dandinaient à leur suite, leur longue queue glissant sur le sol telle la traîne d'une mariée. L'analogie lui arracha un nouveau frisson, comme pour confirmer le mauvais présage : elle n'échapperait pas à cette union.

— Ils paraderont moins d'ici quelques jours. Ou quelques semaines, c'est selon les années, lui indiqua Violette. En général à partir du mois de juillet, ils commencent à perdre leurs plumes. Elles ne repousseront qu'entre décembre et janvier. La mue n'a pas encore vraiment débuté pour le moment.

Après avoir traversé le parc, les deux oiseaux sur les talons, le groupe arriva devant un portillon en fer. Iris sortit une clef de sa poche puis la glissa dans la serrure. Les gonds rouillés gémirent quand il ouvrit. Léonard et Léopold vinrent se percher sur le mur d'enceinte, curieux de regarder ce qui se passait de l'autre côté.

Gabrielle se crispa tandis que son estomac se tordait de plus belle. De petites gouttes de sueur perlaient à présent à la lisière de ses cheveux, sous son chapeau fleuri.

Un à un, tous franchirent le seuil du portillon. Quand ce fut le tour de Gaby, elle dut lutter pour masquer son état. Après quelques pas, face à ses yeux ébahis, deux hectares de vignes folles lui apparurent. Des grappes aussi vertes que leur feuillage pendaient des rameaux, comme une pluie d'émeraude suspendue à l'oreille d'une femme.

— Bientôt, ce sera la véraison, annonça Iris avec fierté en couvant sa parcelle du regard.

Une vague de chaleur traversa Gabrielle. Sa tête se mit à tourner, ses tympans bourdonnaient, puis son estomac se contracta avec une telle violence qu'elle ne put rien faire d'autre que se détourner. Tout son déjeuner atterrit sur les graminées qui bordaient l'inestimable Clos des Dieux.

— Doux Jésus !

La baronne se précipita vers elle, affolée. Gaby tendit un bras, sa paume brandie pour signifier à sa mère de ne pas l'approcher.

Quand les spasmes cessèrent enfin, la jeune femme se sentait épuisée. Après s'être essuyé la bouche avec un mouchoir propre qu'elle sortit de la manche de son gant, elle se retourna vers le groupe qui n'osait pas bouger. Violette semblait compatir à son état, le vicomte affichait un air contrit, la baronne ne s'était pas départie de sa panique et Juju paraissait... médusée.

— Je dois dire que je ne m'attendais pas à ce que la vue de ma vigne vous trouble à ce point, déclara Iris d'un ton mi ironique mi déçu.

— Vous auriez mieux fait d'arrêter votre choix sur moi, lança Justine. Contrairement à ma sœur, je sais me tenir. Et je suis bien plus jolie qu'elle.

— Justine ! piailla Eugénie, outrée.

Cette dernière agitait son éventail avec frénésie devant son visage cramoisi, l'air d'être sur le point de défaillir.

— Sans vouloir vous offenser, Mademoiselle, vous êtes un brin trop jeune.

— « La patience est amère, mais son fruit est doux. »*, cita l'impertinente.

Eugénie poussa une sorte de couinement étranglé. Après avoir vérifié que personne ne l'observait, Justine gratifia son aînée d'un clin d'œil complice, un sourire espiègle sur les lèvres. Gabrielle, frappée par l'incongruité de la situation, ne put se contenir davantage. Elle éclata bruyamment de rire, sous le regard interloqué de ses vis-à-vis et se laissa emporter par l'hilarité.

Son humeur communicative se propagea comme un feu de forêt et bientôt tout le monde s'esclaffa.

Si avec une petite sœur effrontée, une mère au bord de la crise d'hystérie, une future fiancée désagréable et un déjeuner rendu, le vicomte ne remettait pas ce mariage en cause, alors le verdict était sans appel : il était bel et bien névrosé.

Dans ce cas, il faudrait frapper plus fort.

Sans savoir si le coup porterait.


*Citation d'Aristote

IrisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant