Chapitre 1.2

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Gênée par la tournure moins formelle que prenait la conversation, Eugénie se racla la gorge, désireuse de rappeler sa présence. Au même moment, Gustave de Marcilly pénétra dans le grand salon, les joues cramoisies. En dépit du peu de distance qui séparait la voiture de la vaste pièce, l'empressement dont il avait dû faire montre pour essayer d'arriver à l'heure sous une telle chaleur le faisait souffler comme une forge.

— Veuillez pardonner mon retard, cher Vicomte, les travaux nous donnent du fil à retordre.

En effet, le dégât des eaux subi par l'imprimerie était si conséquent que l'activité en était suspendue. Plusieurs personnes se retrouvaient sans emploi.

— Je vous en prie, répondit poliment Iris en serrant d'une poigne ferme la main de Gustave.

Gabrielle percevait une légère tension entre les deux hommes. Les premiers crépitements annonçant un orage estival. Un rien qui, à la moindre étincelle, pouvait déclencher un brasier.

Après les salutations, le père de Gaby s'installa sur le fauteuil face à celui d'Iris et engagea la conversation.

— Comment vont les vignes ? fit-il mine de s'intéresser.

— Elles ont connu des jours meilleurs, grinça le vicomte, de toute évidence irrité par la pique de son interlocuteur.

Si Le clos des Dieux était épargné par le phylloxéra, ses autres parcelles, elles, ne lui avaient visiblement pas échappé.

Eugénie se crispa sur son sofa tandis qu'à son tour, la curiosité de Gabrielle se trouvait attisée.

— Beaucoup sont touchées ? insista le baron.

— Toutes, exceptée une.

Le clos des Dieux ?

Le visage fermé d'Iris se détendit un peu. Puis un nouveau sourire, narquois cette fois, vint étirer ses lèvres malicieuses.

— En effet. Il se porte à merveille ! Les grappes y sont splendides comme toujours. Cela promet encore un très grand millésime.

Un millésime à la robe aussi pourpre que le sang versé par la vicomtesse ? aurait voulu lancer Gaby, autant pour le provoquer que pour analyser sa réaction. Bon, certes, la défunte n'avait pas péri dans le sang, cependant Iris se serait sûrement bien gardé de chipoter sur les détails.

Mais évidemment, en la présence de ses parents, elle ravala ses paroles. Sans eux, elle ne se serait pas gênée.

Son attention se reporta sur son père. Un léger rictus de contrariété déformait la bouche du baron juste avant que son futur gendre n'ajoutât :

— J'ai entendu que l'impression du Courrier avait été confiée à Gilles Portier.

Nouvelle grimace. Iris aussi savait où frapper.

— Il faut bien que le journal continue de paraître, rétorqua Gustave, blessé dans son amour propre.

L'étincelle crépitait de plus en plus. Perplexe, Gabrielle se demanda à nouveau quelles étaient les véritables raisons de son mariage en notant l'hostilité de son père envers le vicomte. Une fois encore, les interrogations se bousculèrent dans son esprit.

Se pouvait-il qu'Iris fasse chanter le baron pour quelques obscures histoires dont elle n'avait pas connaissance ? Ou bien y avait-il un ancien différend entre eux deux ? Mais en ce cas, pourquoi des noces ? Elle était un bon parti, certes, néanmoins pas le meilleur de toute la région. À moins qu'elle fût la seule dont les parents acceptaient de marier leur fille à un tel individu...

Ou encore... Peut-être que la crise du phylloxéra était en train de le ruiner et qu'il comptait sur sa dot pour se rétablir ?

— Que diriez-vous d'une petite promenade dans le parc ? intervint alors la mère de Gaby, soucieuse d'éviter un conflit entre les deux hommes.

On se jeta des coups d'œil circonspects. Par cette chaleur de tous les diables, personne n'avait envie d'étouffer sous un soleil de plomb que l'ombrage des chapeaux et des ombrelles saurait à peine adoucir. Cela ne dérangeait point la baronne cependant, tant elle était obsédée par la marche. Elle y consacrait au moins une heure par jour quelque fut le temps pour, disait-elle, préserver la bonne santé de son corps et de son esprit.

— Cela aurait été avec joie, Madame, hélas, il me faut malheureusement prendre congé. Les affaires...

Et le malotru était habile pour se défiler, qui plus est.

— Oh, mais bien sûr, cher Vicomte.

Sur ces mots, le jeune homme se leva, puis salua ses hôtes. On lui offrit de revenir quand bon lui semblait ce à quoi il répondit « avec grand plaisir ».

Puis, il se tourna vers Gabrielle.

— Mademoiselle, dit-il avec un mouvement du menton, ses iris jade braqués dans les siens.

— Monsieur, lâcha Gaby, sur un ton dépourvu de chaleur.

Un éclat de gaieté pétilla à la surface de ses yeux clairs tandis qu'il réprimait un sourire.

Puis il partit.

Alors seulement, Gabrielle prit conscience de combien, depuis tout ce temps, sa poitrine était contractée. Tous les muscles de son corps se détendirent d'un coup et l'air s'insinua plus librement dans ses poumons.

— J'ai à faire là-haut, déclara Gustave de Marcilly avant de se lever.

En passant devant sa fille, il initia un mouvement pour l'embrasser, puis se ravisa, confus. L'ombre du mariage contraint flottait entre eux et il avait dû craindre un rejet.

D'un pas vif, il sortit de la pièce afin de gagner son bureau. Le cœur de Gaby se serra.

— Le vicomte a oublié sa montre ! s'exclama soudain Eugénie. Gabrielle, hâtez-vous de la lui porter avant qu'il ne disparaisse !

— Mère, Galilée est si bien installé ! plaida cette dernière peu désireuse de revoir Iris. Comme ce serait méchant de le déranger en plein sommeil !

Elle appuya son propos d'une douce caresse sur le crâne du félin endormi et pensa de toute la force de son esprit « on s'en moque du vicomte et de sa montre. » Peut-être que cette idée parviendrait à s'insinuer dans la tête de sa mère...

La baronne avait posé son regard attendri sur Galilée. Un vif dilemme semblait se jouer dans son esprit indécis. C'était dire l'importance qu'elle accordait aux chats. Malheureusement pour Gaby, sa fille adorée les détrônait. De peu, certes, mais elle les détrônait tout de même.

— À titre exceptionnel... je pense que Galilée nous pardonnera cet affront.

— Ma petite maman...

— Allez !

La jeune femme avait bien compris les intentions de sa mère. Une légère entorse aux convenances n'aurait rien pas préjudiciable si l'entente entre les futurs époux pouvait en être améliorée. D'autant plus quand on s'assurait de les surveiller depuis la fenêtre.

— Emma ou Huguette s'en chargeront, se défila Gabrielle. Je vais aller voir laquelle je trouve en premier.

— Mais enfin, c'est ridicule, vous n'allez pas courir le château à la recherche d'une des domestiques, il sera loin d'ici là ! Cessez de faire l'enfant et rendez-lui son bien !

Gabrielle n'avait aucune envie de se retrouver seule avec cet homme aussi glaçant qu'énervant ; cependant, sa mère commençait à s'agiter. À contrecœur, elle souleva son chat, se leva et l'installa sur l'assise rebondie du fauteuil. Après s'être emparé de l'objet doré, elle abandonna la quiétude recouvrée du salon.








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IrisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant