Chapitre 1.3

365 74 23
                                    




La jeune femme prit son temps pour gagner le hall d'entrée, espérant que l'indésirable visiteur se serait déjà éclipsé. Hélas, à son arrivée devant la double porte vitrée, elle découvrit sans surprise qu'il caressait l'encolure arquée de sa monture. Le valet d'écurie qui la lui avait ramenée avait disparu. Il était donc parti depuis assez longtemps pour que l'importun débarrasse lui aussi le plancher. D'abord, la colère crépita dans chacune des veines face à cette réflexion. Puis, la stupéfaction la supplanta.

Ses yeux écarquillés n'avaient jamais eu le loisir de contempler pareil cheval de toute sa courte vie. Un animal hors du commun. Irréel. Divin.

Sa robe luisait de mille éclats, telles les facettes d'un diamant, sous l'impitoyable soleil d'été. On aurait dit que son pelage était d'or et la peau rose accentuait la nacre des poils.

Comme hypnotisée, la jeune femme tourna la poignée de bronze et la lourde porte en bois grinça sur ses gonds, attirant l'attention du cheval doré. Des prunelles d'un bleu limpide se braquèrent sur elle. Des prunelles si claires qu'elles vous saisissaient. Les pieds délicats de Gabrielle descendirent les marches de pierre une à une, se posant avec légèreté sur la surface dure afin de ne pas effrayer l'animal dont les naseaux, déjà, s'étaient dilatés. Arrivée en bas de l'escalier, elle s'immobilisa, fascinée.

— Vous pouvez la caresser, l'invita Iris au bout de quelques secondes.

D'un battement de paupière, la jeune femme sortit de sa transe, ramenée dans le réel par les paroles du vicomte. Elle en avait oublié jusqu'à sa présence.

— De quelle race est-elle ?

— Djihane est Turkomane*. Une jument du désert originaire d'Orient.

— J'ignorais que de tels chevaux existaient.

— Avant de l'accueillir, moi aussi. Djihane est la seule représentante de sa race dans notre pays.

— Comment l'avez-vous obtenue ? se renseigna-t-elle.

Quand vous vous retrouviez face à un ennemi, chaque information était bonne à prendre.

— Un client russe, fervent amateur de vin me l'a offert. Comme Le Clos des Dieux est réputé, je ne peux satisfaire tout le monde. Avec un tel présent, il s'est assuré de figurer sur la liste des chanceux pour plusieurs années.

— Elle vient de si loin ? déplora la jeune femme, attristée de constater une fois encore que les êtres de son espèce infligeaient de si éprouvants voyages à des animaux.

— Oui.

— Son périple a dû être laborieux ! s'indigna Gabrielle. Quant à ses terres natales, elles lui manquent probablement.

— En ce qui concerne son arrivée en Bourgogne, je suppose en effet que le trajet a dû être pénible pour elle, admit le vicomte. En revanche, elle semble se satisfaire de son quotidien ici. Le climat est plus clément chez nous et depuis cinq ans, elle jouit d'un traitement d'exception.

L'animal, bien que très mince et élancé, paraissait effectivement en excellente forme. En témoignaient le scintillement de sa robe métallique, sa peau saine et sa vitalité.

— Je vous renouvelle ma proposition, vous pouvez la toucher, reprit Iris.

Cette fois, Gabrielle hocha la tête puis rompit la distance qui la séparait de Djihane.

Le corps tout entier de la jument frémit dès qu'elle posa le bout de ses doigts sur l'encolure gracile. Puis, elle les laissa glisser jusqu'à son épaule. Quelle douceur ! On aurait dit que ses poils étaient de soie. Elle caressa le bel animal pendant quelques minutes tandis qu'Iris, à ses côtés, demeurait silencieux. Lorsqu'elle retira sa main et tourna son visage vers lui, Gaby s'aperçut qu'il l'observait avec attention, à la manière d'un chat sur le point de saisir sa proie.

Un frisson de terreur rampa le long de son échine. Toutefois, en dépit de son effroi, Gabrielle n'avait rien d'une innocente petite souris. Elle était un adversaire et elle comptait bien le lui montrer. Redressant toutes ses barrières, elle lui lança :

— Vous avez oublié votre montre.

Puis elle brandit entre eux l'objet doré, suspendu à une longue chaîne.

— Ah, elle se sera sans doute décrochée et aura glissé de ma poche.

Elle referma sa paume sur le bijou, le dissimulant à sa vue avant qu'il pût tendre la main, et haussa un sourcil consterné. Il la prenait pour une oie blanche ?

— Oh, que de regrettables concours de circonstances, donc !

Le front du vicomte se fronça légèrement sous son haut-de-forme, qu'il avait remis en partant, tandis que ses lèvres se pincèrent pour masquer son air mutin.

— Le système d'attache est défectueux, se défendit-il avec un sérieux à peine crédible. Voilà un bon moment que je dois le faire réparer, mais voyez-vous, le manque de temps m'a poussé à reporter cette tâche.

Pour la première fois depuis leur rencontre, ce fut Gabrielle qui décocha un sourire. Un sourire railleur.

— Cher vicomte, vous et moi savons tous les deux que la montre n'a pas glissé de votre poche, mais que vous l'avez délibérément oubliée afin qu'on me contraigne à vous la restituer. Ainsi, vous avez prolongé au maximum votre départ dans l'espoir de voir votre ruse fonctionner. Eh bien je vous félicite, ma mère a remarqué l'objet et a insisté pour que je vous le rapporte en personne quand je lui proposais de faire appel à une de nos domestiques.

— Vous vous méprenez sur mes intentions, Mademoiselle, affirma sa bouche que son expression malicieuse contredit.

Il prenait visiblement beaucoup de plaisir à essayer de la plonger dans la plus grande confusion.

— Vraiment ? demanda-t-elle d'une voix faussement naïve.

— Vraiment, assura-t-il.

Gaby ne put réprimer un léger rire où se mêlaient incrédulité et agacement.

— Combien d'hommes se figurent qu'une femme aux traits innocents ne peut que disposer d'un esprit ingénu ? Vous auriez tort d'en faire partie. Derrière ce visage bien fait se cache une tête bien pensante.

En réponse, les commissures de ses lèvres s'étirèrent. De toute évidence, il se délectait de leur malheureuse situation.

— Je n'en doute pas une seule seconde, rétorqua-t-il.

— Oh, je crois que si. À votre place, je déclinerais la proposition de mes parents et chercherais ma brebis à sacrifier dans une autre demeure. Car, voyez-vous, je ne suis pas une brebis, je suis une louve. Et une louve se bat toujours pour survivre. Vous ne m'effrayez pas et je n'ai pas peur non plus d'avoir du sang sur les mains.

La virulence de Gabrielle étonna Iris. L'espace d'un instant, ses traits se durcirent tandis que sa mâchoire se serrait sous la contrariété. Cependant, depuis le temps, le vicomte devait être habitué aux accusations, car bien vite, il reprit contenance.

— Voilà qui renforce mon désir de vous épouser. Préparez vos griffes, petit louveteau, et que les noces soient pourpres !

Consciente qu'il essayait de la terroriser – et cela fonctionnait – Gaby feignit l'indifférence. Levant les yeux au ciel, elle poussa un profond soupir de lassitude. Il ne fallait lui laisser aucune prise. Un prédateur qui perçoit l'odeur de la peur attaquera tandis qu'il se méfiera d'une proie téméraire.

Sans lui offrir la possibilité de réagir, la jeune femme lui lança sa montre au niveau du thorax. Ainsi, il avait peu de chance de parvenir à l'attraper. Comme elle l'avait anticipé, il fut pris de court et tenta un geste ; hélas, le bijou tomba au sol.

— Juste pour votre information. Moi, je sais nager. Et plutôt très bien.

Sur cette dernière phrase, elle fit demi-tour et d'un pas ferme, monta les marches du perron.


*Cheval de l'actuel Turkménistan, ancêtre de l'Akhal-Théké. La race n'apparaîtrait en France qu'en 1980. Jusqu'à la fin du XIX ème siècle tous les chevaux Turkmènes sont appelés « Turcomans ». L'orthographe Turcoman semblait utilisée uniquement en Europe.

IrisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant