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La forêt Gueules-de-diable

(11 pages)

"Une nuit sans lune, un jeune enfant du nom d'Alcime partit seul dans la forêt, accompagné de sa fidèle peluche, un ours en peluche brun doté de boutons en guise d'yeux nommé Oli.
Personne ne sait pourquoi Alcime partit seul cette nuit-là. Certains disent qu'il fuyait son père, un ivrogne, d'autre au contraire qu'il était parti le rejoindre lors d'un de ses longs voyages d'affaire. Toujours est-il qu'Alcime était seul dans la forêt de Morpierre, en Savoie.
Cette forêt est sur une pente douce, bordée par un village occupé par une dizaine d'habitants où Alcime avait vu le jour. On s'y aventurait rarement à l'époque, car bien que la pente soit douce, des pans immenses de la montagne tombent souvent en contrebas, ce qui a valu à la forêt le surnom de "Gueules-de-diables". La peur du Malin était si grande dans le village avoisinant que certains disaient même avoir aperçu une créature immense aux dents acérées et aux yeux jaunes venu tout droit de l'enfer qu'ils nommèrent le Dentu. Lorsque le petit Alcime s'aventura dans la forêt Gueules-de-diables, certains jurèrent avoir entendu cette nuit-là le Dentu ricaner, mais ce n'est peut-être que des élucubrations.
Alcime ne revint jamais de la forêt. Le lendemain, quelques villageois, dont son père, organisèrent des recherches pour le retrouver, sans succès. Ce n'est que quelques jours plus tard qu'une petite fille revint au village avec Oli dans les bras, inconsciente du fait qu'il était maculé de sang. Lorsque les adultes l'accompagnèrent à l'endroit de sa trouvaille, ils ne trouvèrent que des rochers ensanglantés, mais pas de trace du corps de l'enfant.
Cela va faire deux cent ans maintenant, mais le corps n'a jamais été retrouvé.
Depuis, la forêt Gueules-de-diable est réputée maudite. De plus en plus de personnes pensent avoir vu le Dentu, et les animaux semblent fuir les lieux. Des disparitions ont souvent lieux, et peu reviennent de la forêt après s'y être aventuré. Parfois, les nuits sans lune, on entend les pleurs d'Alcime qui résonnent à travers le village de Morpierre en signe de mauvais présage."
David se tut, fier de son petit conte. Un silence nerveux passa au dessus du feu de camps dont les braises crépitèrent. Je lui jetai un regard ennuyé.
-C'est sensé nous faire peur ? soupirai-je en baillant.
Lorène me jeta un regard agacé.
-Ne sois pas si nonchalant Arthur...dit-elle d'un ton acerbe.
-Ce n'est pas une histoire d'horreur Arthur ! ajouta David avec un grand sourire. C'est vraiment arrivé, les gens de la région te le diront !
-Comme le monstre du Loch Ness ? lâchai-je avec un sourire narquois. C'est vraiment arrivé ça aussi ?
-Eh bien en fait...commença David sur le ton de celui qui va raconter une histoire.
Je me levai vivement et lui mis la main devant la bouche.
-J'ai eu assez d'assez d'histoires pour aujourd'hui, merci...lâchai-je en m'écartant.
Lorène soupira en levant les yeux au ciel. Je souris et m'approchai de ma tente. Le ciel était couvert par d'épais nuages qui voilaient les étoiles, et un vent frais soufflait. Je rentrai dans ma tente en frissonnant et m'allongeai sur mon sac de couchage en poussant un profond soupir. Lorène passa sa tête à travers la toile.
-Tu te couches déjà ? s'étonna-t-elle.
-Les histoires d'horreur, c'est pas mon truc...avouai-je en prenant mes écouteurs dans mon sac.
Lorène eut un sourire moqueur. Elle posa sa main sur sa hanche en une pose qui aurait pu être séduisante si je ne la savais pas purement innocente.
-Tu as peur ? s'amusa-t-elle.
-De quoi ? D'être dans une forêt hantée par un soi-disant monstre ? J'ai plus peur des avalanches ! répliquai-je plus sèchement que je le voulais.
Lorène haussa les épaules, secouant ses boucles blondes.
-Comme tu veux. Moi, je retourne avec David.
Elle s'éloigna, fermant la fermeture éclair servant de porte à la toile derrière elle. Je vis ses courbes de femme dessinées par les ombres du feu projetées sur ma tente, parfaitement reconnaissables.
-Amuses-toi bien avec ton amoureux Lolo ! criai-je d'un ton malicieux.
-Va dormir Tutur ! répondit-elle sur le même ton.
Je distinguai sa silhouette s'approcher de celle de David à travers la toile de ma tente, près du feu de camp. Elle l'embrassa, se tourna vers moi et me fis un signe de la main. Je ricanai, puis mis mes écouteurs. L'air de "Lucifer's angel" de Rasmus retentit dans mes oreilles, et je souris doucement. Mes yeux se fermèrent et je laissai paisiblement la musique pénétrer chaque fibres de mon corps. Au fond de moi, je sentis mon malaise devant l'histoire de David s'installer, mais je repoussai cela d'une pensée dédaigneuse. C'était mon idée de venir dans cette forêt avec mes deux meilleurs amis pour fêter la fin de l'université, alors je n'allai pas avoir peur d'une bête histoire de monstres. En plus, ça me permettait de m'éloigner de mon père, ce vieil imbécile aigri. Ah...Dans quelques semaines commenceraient ma nouvelle vie, en colocation avec les deux tourtereaux m'accompagnant.
Je souris, apaisé.
"Behind those eyes lies the truth
and grief
Behind those beautiful smiles
I've seen tragedy
The flawless skin hides
the secrets within
The silent forces that secretly ignite
your sins..."
Le sommeil me frappa durant ma réflexion. La musique se fit de plus en plus lointaine, et je m'endormis.
Je fus réveillé par la guitare électrique qui hurlait dans mes oreilles. Je jurai, les yeux plein de sommeil, et retirai d'un coup sec mes écouteurs. Le silence s'installa alors et je me recroquevillai, le froid me saisissant d'un coup. Je me plongeai dans mon sac de couchage et tentai de me rendormir, mais une envie pressante me submergea soudain. J'ouvris les yeux avec un soupir. Dehors, il faisait complètement sombre. Je devinais plus loin la tente commune de Lorène et de David, mais je n'entendis aucun bruit. Ils devaient dormir.
Je jetai un regard à mon téléphone. 01:45 du matin. Je baillai, et me relevai.
J'ouvris ma tente dans un bruit de zip.
La lune brillait d'une lueur blafarde à travers les nuages. Un vent fort soufflait, et les larges branches des conifères nous entourant étaient secouées dans tous les sens.
Pieds nus, je m'aventurai à l'extérieur de ma tente, tentant de faire le moins de bruit possible, mais je marchai sur une branche qui m'égratigna douloureusement la plante du pied. Je retins un bruyant juron et jetai un regard inquiet à la tente de mes amis, mais je ne semblais pas les avoir réveillé. En fait, il semblait n'y avoir aucun bruit provenant de leur direction. Curieux, je m'approchai et jetai un coup d'œil à travers la toile. Dormaient-ils ?
-David ? chuchotai-je. T'es réveillé ?
Pas de réponses. Ils dormaient probablement, mais je devais m'en assurer.
J'ouvris la tente à l'aide de la fermeture éclair et passai ma tête à l'intérieur.
Les sacs de couchages étaient vides.
Je fixai l'intérieur, interloqué. Je m'accroupis et passai ma main sur la couverture, la découvrant encore tiède.
-David ? hurlai-je en me relevant. Lorène ? Vous êtes où ?
Mon cri résonna parmi les hurlements du vent. Je jurai bruyamment, et retournai dans ma tente chercher des chaussures et une veste que j'enfilai rapidement. Je saisis une lampe torche et mon téléphone portable. Je jetai un rapide coup d'œil à l'écran : pas de messages, et j'avais peu de réseau. Je soupirai intérieurement, puis allumai ma lampe torche et éclairai le campement. Je ne vis rien d'anormal, mais la lueur blafarde me réconforta légèrement : les lieux étaient très sombres et peu accueillants.
-Hé ! Vous êtes où ?! hurlai-je à nouveau, hésitant entre être en colère ou inquiet.
M'avaient-ils laissé pour aller...S'amuser entre adultes consentants ?
-Merde les gars...C'est sérieux votre histoire...? lâchai-je, mal à l'aise.
Je jetai un regard autour de moi, hésitant. Je n'étais plus fatigué, et je n'avais plus très envie de m'éloigner effectuer mes besoins. En vérité, j'étais complètement pris au dépourvue, et légèrement apeuré. Etre seul dans une forêt présumée maudite...Cela n'avait rien de rassurant.
-Reste calme Arthur...me dis-je. Ce n'est rien d'autres que des racontars de villageois.
Je respirai profondément et repris mon sang froid. J'hésitai à crier à nouveau leurs noms, comme si troubler une nouvelle fois le calme de la forêt me semblait profanatoire. Comment David l'avait-il appelé déjà ? Ah oui : la forêt Gueules-de-diable.
Un grognement retentit derrière moi.
Je me retournai brusquement, brandissant la lumière de ma torche. Je vis un buisson bruisser sous les assauts du vent, mais le grognement retentit à nouveau sur ma droite.
Mon cœur eut un sursaut, et j'eus un mouvement de recul. Un ours ? Ca ressemblait à un grognement animal. Il y avait des ours dans le coin ? Je n'en avais aucune idée. Ou alors...Comment David avait-il appelé le monstre...? Le Dentu ?
Je blêmis, puis réprimai ma peur. Racontars, racontars, racontars...
-Monsieur...?
La voix de petite fille me surprit tellement que je poussai un cri peu viril et lâchai ma lampe. Je jurai et la ramassai vivement avant d'éclairer la source de la voix. Là, une petite fille blonde me regarda, l'air légèrement effrayée. Ses cheveux étaient ébouriffés et ses joues couverts de crasses, et elle portait des vêtements rapiécés qu'une broche en forme de lapin rose ornait. Son œil gauche était caché par un bandage jauni, mais le droit était d'une couleur sombre.
Elle cligna des yeux, éblouie, et je baissai ma lampe, perplexe et vexé de m'être fait surprendre.
-Que fais-tu là petite ? lâchai-je d'un ton agressif.
Mon cœur battait encore à toute allure et je cachai mal mon incompréhension. Je tendis l'oreille, guettant le grognement de la bête, mais celle-ci semblait être partie.
-Je...J'ai entendu du bruit et je suis venu...bredouilla l'enfant d'un air penaud.
Je m'adoucis.
-Ah...Désolé, j'espère que je ne t'ai pas fait peur...Tu es perdue ?
Elle secoua négativement la tête.
-Non, j'allai chercher de l'aide pour mon grand frère...Il ne va pas très bien...
Elle leva de grands yeux plein d'espoir vers moi et s'écria d'un ton fébrile :
-Vous...Vous pouvez l'aider ?
J'hésitai, mal à l'aise.
-Ton grand-frère tu dis...? répétai-je. Eh bien...
Je jetai un regard vers les tentes, pensif. Quel grand-frère irresponsable laisserait sa petite sœur partir seule dans les bois la nuit ? Surtout s'il y avait des pans de la montagnes qui s'ouvraient sans prévenir au sol, comme l'avait dit David !
Je reportai mon attention sur elle.
-Où est ton grand-frère ? m'enquis-je, évasif.
Elle m'indiqua du doigt une direction, dans les hauteurs.
-Là-bas. On habite une petite cabane, dans la forêt. Grand-frère n'aime pas trop les gens du village.
Je m'humidifiai les lèvres, mal à l'aise. La petite fille avait l'air gentille mais...Je ne sais pas...J'avais du trop voir de films d'horreur peut-être.
-Je veux bien l'aider...lâchai-je alors. Mais je dois d'abord trouver mes amis...Tu ne les aurais pas vu ? Une grande blonde et un petit brun, l'air un peu niais...
La petite fille hocha la tête.
-Si. Je les ai aperçu de loin. Ils allaient par là justement. Je ne sais pas trop pourquoi...
Elle m'indiqua à nouveau le même chemin. Je m'éclairai.
-C'est vrai ?! Dans ce cas allons-y ! Je t'accompagne !
Ce fut au tour de la petite fille de s'éclairer, et elle sourit d'un air soulagé.
-C'est vrai ?! Oh merci ! Moi, c'est Fiona !
-Moi c'est Arthur...répondis-je en souriant légèrement. Tu peux me montrer le chemin qu'ils ont emprunté ? Dès qu'on les aura trouvé on ira chez ton grand-frère.
Fiona hocha la tête énergiquement, me pris par la main et m'entraina dans les bois.
Malgré sa petite taille, la fillette marchait vite, et elle évitait la plupart des branches qui me fouettaient le visage. Le noir ne semblait pas la gêner car elle circulait sans difficulté entre les pins. Par deux fois elle m'évita de tomber dans une des "Gueules-de-diable" et me sourit gentiment devant mes remerciements. Elle ne dit cependant pas grand chose, se contentant d'acquiescer devant mes questions, ou de me donner des réponses brèves. J'appris que son grand-frère souffrait "d'un mal inconnu" et qu'elle avait "l'âge d'apprendre à compter", mais rien de bien précis. Même si sa présence en ces bois étaient incongrue, elle me rassurait.
"J'aurais été moins à l'aise s'il avait été question d'un petit garçon du nom d'Alcime..." me dis-je en mon for intérieur, mi-figue mi-raisin.
Fiona marcha avec moi longtemps, probablement une demi-heure, si bien que je commençai à m'inquiéter.
-Euh...Fiona ? Tu es sûre que tu sais où tu vas ? demandai-je, hésitant.
-On est presque arrivé...répondit-elle sans me regarder.
Elle me tenait toujours par la main, me tirant dans son sillage. Mon bras commença à m'élancer, si bien que je le retirai vivement et m'arrêtai, essoufflé.
-Attends un peu...balbutiai-je. Je suis étonné qu'ils soient allés si loin.
Fiona me jeta un regard furieux. Je n'avais jamais vu autant de colère chez un enfant, encore moins avec un seul œil.
-On doit continuer ! siffla-t-elle d'un ton rageur. Grand-frère doit s'impatienter !
-Oui, eh bien il attendra encore un peu ! répliquai-je sèchement, agacé d'être agressé par une petite fille. Je suis fatigué, et je ne vois toujours pas mes amis en vue.
Fiona eut soudain le regard extrêmement froid. Elle pinça les lèvres et croisa les bras, mais ne répliqua rien. Je secouai mon bras puis jetai un regard aux alentours. Tout ce que je vis fut une obscure forêt de conifères, sans âmes qui vivent.
-Tu es sûre de les avoir croisé ? demandai-je alors, un peu plus doucement.
Fiona ne répondit pas. Son œil unique était fixé sur moi, glacial.
-Vous me traitez de menteuse...siffla-t-elle alors.
Il y avait tant de froideur et de menace dans sa voix que je la fixai en retour, interloqué. Elle croisait toujours les bras, mais je sentis que quelque chose n'allait pas. Je fronçai les sourcils.
-Hé, calme-toi Fiona...ordonnai-je doucement.
Son regard n'était soudain plus accordé avec sa stature d'enfant. Il était trop...Mauvais.
-Je ne suis pas une menteuse...lâcha-t-elle.
Sa voix avait soudain une intonation mauvaise, très grave, comme un grondement. Je m'apprêtai à répondre quand un bruit retentit derrière moi.
-Baisse-toi Arthur ! hurla soudain une voix féminine.
J'obéis, plus par réflexe que pour obéir. Je vis alors que la petite fille avait son œil unique d'un jaune bestial, brillant d'une lueur mauvaise. Elle ouvrit la bouche et grogna en direction de la femme, mais avant de faire quoique ce soit, une énorme branche se fracassa sur sa tête. Je poussai un cri, stupéfait. Il y eut un gros craquement et Fiona s'effondra, inerte. On m'attrapa alors par le bras et me remit debout.
-Ca va Arthur ? me demanda-t-on.
Je fixai mon interlocutrice, et reconnus Lorène, le regard perturbé et les cheveux en bataille.
-Qu'est-ce que...Pourquoi tu as fait ça...? bredouillai-je, interloqué et effrayé.
-Viens ! Dépêche-toi ! hurla-t-elle en me tirant derrière elle.
Elle se mit à courir. Je la suivais, complètement perdu. Je jetai un regard derrière moi et vis que Fiona était déjà en train de se relever. Son cou était tordu dans un angle impossible et de son crâne fracassé s'écoulait du sang...
...Non...
...Du rembourrage rouge ?
-Ne t'occupe pas d'elle ! m'ordonna soudain Lorène. C'est un putain de monstre.
Je retins le sanglot qui me serra la gorge.
-Bordel...Qu'est-ce qu'il se passe...? lâchai-je, terrifié. C'est quoi cette chose...?
-Je ne sais pas, mais ça nous a attaqué. Arthur est blessé...Il est dans une cabane, là-bas...Je suis venue te chercher.
-Une cabane...répétai-je, les yeux écarquillés.
"Celle du grand-frère ?" me demandai-je avec incompréhension.
Mes pensées s'embrouillaient et la terreur m'empêchait d'y voir clair. Le visage de Fiona repassait en boucle dans mon esprit...Comment cela était-il possible...Etaient-ce...Des crocs que j'avais vu scintiller lorsqu'elle avait grogné ?
-On y est presque ! s'écria Lorène, hors d'haleine.
Un hurlement bestial retentit derrière nous, mais un autre lui répondit, proche, sur notre droite.
"Tricheurs ! Tricheurs !" hurla quelqu'un.
Jamais je n'avais entendu une voix aussi bestiale, grave et rocailleuse.
Nous arrivâmes à une vieille cabane délabrée. Les planches étaient de bois pourri et des milliers d'épines de pin recouvraient le toit.
-Pousse la commode David ! hurla Lorène d'une voix tremblante.
Elle trébucha, à bout de souffle, mais reprit immédiatement de la vitesse.
Quelque chose courut sur ma droite, et je vis l'espace d'un instant une chose noire, très grande tout en restant de taille humaine, bipède, courant à mes côtés, la tête tordue dans un angle improbable et un œil unique jaune scintillant. J'eus le temps de voir que ÇA souriait, un sourire trop large agrémenté par un nombre incroyable de canines. La chose me regarda.
Et nous entrâmes dans la cabane.
Lorène referma la porte brutalement derrière elle et Arthur tira violemment une commode en guise de barricade. La chose heurta la porte et commença à la frapper en grognant, pleine d'une colère monstrueuse.
"Tricheurs ! Tricheurs !" hurlait-elle, sa voix hésitant entre cris stridents et grondements bestiaux.
Je m'écartai de la porte, essoufflé, les larmes aux yeux tant j'avais peur.
-C'est quoi ce bordel ? hurlai-je alors en me retournant vers Lorène.
Il faisait extrêmement sombre ici, et je la distinguai à peine. Je vis qu'elle secouait la tête et essuyait des larmes d'un geste rageur.
-Je ne sais pas...sanglota-t-elle. Je ne sais pas...
Je me tournai vers Arthur, mais il s'était assis et je ne le distinguai pas à travers l'obscurité. Je jurai et rallumai ma lampe torche. Elle éclairait plus faiblement à présent, mais me permis de voir Arthur recroquevillé contre le mur, serrant contre lui son bras ensanglanté. Il cilla, ébloui, puis croisa mon regard plein d'incompréhension. Ses yeux étaient rouges et bouffis d'avoir pleurés.
-On...On était parti...Faire...Enfin tu sais...Et...Une gamine est arrivée, mais elle n'était pas normale...Une bestiole immonde est apparue à sa place...Entre loup, ours et humain...Elle allait attraper Lorène mais je me suis interposé et elle m'a griffé...Putain, ça fait un mal de chien.
Il serra plus fort sa plaie et je m'approchai, anxieux.
-C'est...C'est profond...? lâchai-je, la bouche sèche.
Mon cœur battait si vite que je l'entendais à travers la vacarme. Dehors, une autre bête s'était invitée et tambourinait contre la porte qui malgré les planches pourries tenait le coup.
-Ca va...lâcha Arthur.
Il renifla et des larmes silencieuses coulèrent sur ses joues. Lorène s'approcha et le prit dans ses bras, pleurant avec lui. Elle était pâle comme la mort.
-Le Dentu...sanglota-t-elle. Il existe vraiment...
Je secouai la tête et me la pris dans la mains.
-Non...Pourquoi nous...? lâchai-je, au bord de la crise de nerf.
C'était sensé être une soirée entre amis ! Pour fêter la fin de l'année ! Pas...Une espèce de course poursuite avec des monstres ! C'était ma faute...J'avais insisté pour venir ici, le plus loin possible de mon père...
Des larmes coulèrent le long de mes joues, chaudes et poisseuses. Soudain, je m'en fichais d'être un pleurnichard : j'étais terrifié. Je regrettais presque mon foutu paternel...
Ma lampe faiblit légèrement, et je sursautai. Elle éclaira le mur et je suivis son faisceau.
Je retins un sursaut.
Le mur était couvert par de grandes étagères sur laquelle des ours en peluche étaient assis. Ils étaient tous bruns, mais tous différents : certains avaient des boutons en guise d'yeux, d'autres avaient des billes, d'autres n'en avaient pas. Certains avaient des morceaux manquants, un bras, une jambe, et ils étaient rapiécés, abimés. Tous avaient quelque chose de distinctifs, comme un collier, ou...
...Un lambeau de chair.
...Un doigt à moitié décomposé.
...Un œil.
Je poussai un hurlement d'horreur qui resta bloqué dans ma gorge, ne laissant échappé qu'un gargouillement. Lorène suivit mon regard et ses yeux s'écarquillèrent.
-Oh mon Dieu...lâcha-t-elle. Oh mon Dieu !
Arthur ferma les yeux et enfouit le visage dans ses genoux en sanglotant. Les créatures dehors ricanèrent.
-Les Tricheurs ont peur ? grondèrent-elles.
Ils commencèrent à chantonner cela et tambourinèrent de plus belle.
Au bord de l'évanouissement, je m'appuyai contre le mur derrière moi, mon cerveau peinant à contenir toutes les informations. Je vis trouble un instant, et me forçai à respirer convenablement. D'un geste rageur, j'essuyai mes larmes. Pleurer et avoir peur ne mènerait nulle part, au contraire. Je devais prendre sur moi, je devais trouver une solution.
-Bon...balbutiai-je. Il faut...Il faut trouver une sortie...Voyons le bon côté des choses : on est ensemble au moins.
Lorène leva les yeux vers moi, et je vis une lueur de détermination franchir le voile de la terreur.
-Tu as une idée Arthur...? s'enquit-elle en un souffle.
David quant à lui conserva le silence, terrifié. Il n'avait jamais été extrêmement courageux, et sa blessure ne devait pas arranger les choses.
-On va attendre que les...Choses dehors s'en aillent, déclarai-je en raffermissant ma voix. Je vais jeter un coup d'œil à cette cabane et à ces...
Je jetai un regard aux nounours, un frisson de dégoût me submergeant.
-...Trucs.
Lorène hocha la tête sans répondre. Me donner un but me soulagea légèrement, et je retrouvai mes capacités mentales. Je me relevai, encore tremblant, et m'approchai des ours en peluche d'un pas faible.
"Juste des peluches...C'est juste des peluches..." me dis-je pour me rassurer.
Je les étudiai plus attentivement, mon faisceau de lumière les éclairant. En regardant de plus près, je vis que leur pelage était fait de vrais poils, comme du cuir tanné. Certains étaient déchirés par endroits, laissant voir une armature en os et un rembourrage rouge et poisseux, comme ce que j'avais vu sortir de la tête de Fiona.
Je retins un hoquet de dégoût, et luttant contre un violent haut-le-cœur, je touchai le rembourrage. C'était chaud. Un léger bruit de succion retentit, mêlé à une odeur de sang, et lorsque je retirai mon doigt, je le vis légèrement écarlate.
Je m'écartai en plissant le nez avec répugnance. Quel esprit tordu avait pu faire cela ? Y avait-il un rapport avec les Dentus dehors...?
Car tel était leur nom, non ?
Mon regard fut attiré par un ours en particuliers. C'était l'un des plus horrible de tous car il avait un œil humain en guise d'œil gauche. Il était plutôt doré et en plutôt bon état par rapport aux autres, et surtout...
Il avait une broche de lapin rose sur le torse.
Je fixai l'accessoire pendant quelques secondes, abasourdi. C'était la même broche que celle de Fiona, je pouvais en être sûr, et l'œil correspondait à celui manquant...Comment cela était-il possible? Cet ours représentait Fiona ?
Je regardai tous les ours et leurs positions malgré une furieuse envie de vomir. Tous étaient sur de grandes étagères superposées sur le mur, à l'exception de trois d'entre eux : l'ours-Fiona, un ours trempé avec de multiples cicatrices, et un ours où une partie du visage était manquante, révélant une sorte de plaie rougeâtre. Ceux-là étaient sur une étagère en hauteur et surmontaient les autres, et ils étaient en bien meilleur état.
-Ils...Ils sont partis ? demanda alors d'une voix inquiète Lorène.
Je sursautai. Je ne m'étais pas aperçu que le boucan avait cessé. Un silence étrange régnait dans la cabane, troublé par les sifflements du vent à l'extérieur.
-Je...Je ne sais pas...lâchai-je en détournant les yeux du triste spectacle des oursons en peluche. Je trouve ça bizarre qu'ils soient partis d'un coup, comme ça.
-On...On devrait attendre le jour...s'écria alors faiblement David d'une voix rauque. Le Dentu...Le Dentu tue de nuit, dans la légende.
Je lui jetai un regard. Il avait les yeux écarquillés par l'horreur, et était très pâle. Sa manche était complètement rouge de sang.
Je déglutis péniblement.
-Peut-être...murmurai-je.
Je regardai à nouveau les ours en peluche, et repensai à celui d'Alcime, Oli. Où était-il ? Lequel était-ce ?
Mon regard dériva alors vers une trappe, sous l'emplacement des trois oursons. Je fronçai les sourcils.
-Il y a une trappe là ! déclarai-je alors.
Une issue ? Je repris espoir et tirai sur l'ouverture. La trappe était lourde mais s'ouvrit en soulevant un petit nuage de poussière. Une odeur horrible s'en échappa, mélange de pourriture et de renfermé. Je me détournai vivement en toussant et crachai de la bile sur le sol avec dégout.
-C'est quoi cette odeur...? lâcha Lorène en plissant les yeux.
Je mis mon bras devant mon nez en réprimant un gémissement puis éclairai l'intérieur. C'était une cave, d'après le sol humide et les planches couvertes de mousse. Il y avait une partie qui échappait à ma vision.
-Je vais voir...murmurai-je en réprimant un instinct de fuite.
Je descendis les marches très doucement. L'odeur s'accentua et je mis ma main devant la bouche pour me retenir de vomir. Je n'en menais pas large et mon cœur battait à toute allure.
Il y avait quelque chose au fond de la cave.
Je voulus l'éclairer, mais ma lampe n'était pas assez puissante et je m'approchai. Il y avait un tabouret et quelqu'un était assis dessus.
Non. Pas quelqu'un.
C'était un cadavre d'enfant à moitié décomposé, complètement rapiécé. Des coutures parsemaient son corps grisâtres où des morceaux de peau se détachaient. Ses yeux étaient exorbités, couverts de vers, à l'exception de l'œil gauche qui était étonnement bien conservé. Du rembourrage rouge sortait de certaines parties, mais du sang noirci et séché recouvrait les côtes visibles de l'enfant.
Je poussai un hurlement qui cessa en un vomissement instantané. Je recrachai tout ce que mon estomac avait ingurgité, les larmes aux yeux.
-Qu'est-ce qu'il se passe ? s'écria Lorène à l'étage, paniqué.
Je l'entendis se déplacer et m'exclamai :
-Non ! Ne viens pas ! Ne regarde pas ça !
Je crachai et m'essuyai la bouche, sanglotant silencieusement. Je m'écartai du corps mais ma lampe était tombée et éclairait encore le cadavre. L'odeur était encore pire maintenant que j'avais vomi.
Le cadavre avait la tête penchée sur le côté et semblait m'observer de ses yeux sans vie.
Ca ne pouvait être que lui.
-Al...Alcime...murmurai-je entre deux sanglots.
Un silence pesant s'installa, et j'entendis comme un craquement provenir du cadavre.
Et la tête se releva légèrement.
-Toi...murmura une voix d'enfant incroyablement rauque.
Ses yeux sans vie me fixèrent, brillant d'une lueur improbable.
Ce fut trop pour moi. J'abandonnai ma lampe et remontai les marches au quart de tour.
-ON S'EN VA ! hurlai-je, paniqué. VITE !
Lorène ne posa pas de questions. Elle prit David sous le bras tandis que je poussai la commode d'un geste rageur. Elle craqua et j'ouvris violemment la porte. Un vent glacial nous frappa, et nous nous engouffrâmes à l'extérieur, abandonnant les ours et le cadavre.
Je courais, ne me retournant que pour voir si les autres me suivaient. Au loin, j'entendis un Dentu ricaner, et j'accélérai la course. Je voyais trouble, je ne réfléchissais plus, je voulais partir, vite. Les branches me giflaient et j'heurtai un arbre violemment. Je secouai la tête et repris ma course.
Derrière moi soudain, David hurla. Je fis volte face et vis l'un des Dentus couché sur le corps de David en train de le lacérer de ses énormes griffes. On aurait dit un ours, mais beaucoup plus mince, avec des jambes et des bras beaucoup plus long et un sourire trop large pour le museau. Il était entièrement noir, sans queue, asexué, mais une énorme plaie lui barrait le visage du front jusqu'au menton. De nombreuses boursoufflures rougeâtres pimentaient le pelage.
La créature avait les griffes rouges à force de lacérer le ventre de David, et une autre arriva et lui arracha le bras d'un coup de dent. Le sang gicla, et David hurla de plus belle, son cri déchirant la nuit. Je restai immobile, comme si ce n'était pas réel. Lorène se précipita en criant, aveuglée par les larmes, mais déjà David avait cessé de hurler et seul un râle de douleur lui échappait. Je me jetai sur Lorène et l'attrapai par le bras, la forçant à courir.
-On doit y aller ! lâchai-je, retenant mes larmes. C'est trop tard.
Ma rationalité m'étonnait moi-même. Lorène me jeta un regard d'abord stupéfait, puis furieux. Elle retira vivement son bras.
-On ne l'abandonne pas. JE ne l'abandonne pas ! hurla-t-elle d'une voix brisée par la peur et le chagrin.
Impuissant, je la vis se jeter sur l'une des créature et la frapper de ses poings. Je voulus hurler, mais mon cri resta bloqué dans ma gorge. Je vis alors le Dentu doté d'un œil unique surgir sur ma droite. Je compris que je ne pouvais pas rester là. La peur me submergea, et me maudissant pour ma lâcheté, je m'enfuis.
Le Dentu passa à côté de moi avec un grognement mauvais. Je continuai ma course, titubant, hors d'haleine. La créature fit un saut prodigieux d'arbres en arbres et se jeta en travers de mon chemin, m'obligeant à dériver. Au loin, j'entendis Lorène hurler mon nom et m'implorer de l'aider, mais son cri fut brisé d'un seul coup.
Je pleurais à chaudes larmes.
Le Dentu se jeta alors sur moi, et sa force me projeta contre un arbre. Je vis noir quelques instants, le souffle coupé, et poussai un gémissement. Je vis alors dans le trouble de ma vision la créature s'approcher.
-Je ne suis pas une menteuse, monsieur Arthur...lâcha-t-elle alors dans un grognement mauvais.
Son pas était prédateur, et ses griffes raclaient contre les arbres. Je sanglotai, et trouvai la force de reprendre ma course.
Dans le lointain, un hurlement bestial, plus fort que tous les autres, comme un ordre, retentit. Derrière moi, le Dentu s'arrêta, mais je continuai de courir.
Dans l'obscurité, je ne vis pas la Gueule-de-diable.
Mon cri resta bloqué dans ma gorge, et je me mis à tomber.
J'heurtai violemment un rocher qui me brisa le bras droit. J'hurlai. Je dégringolai le long d'une pente et je sentis mes os se briser les uns derrière les autres. Je n'avais plus la force de gémir, mon corps n'était qu'une plaie, je n'étais qu'une douleur.
Ma chute s'arrêta dans l'eau.
Un râle misérable m'échappa. Je toussai et je crachai du sang. Je n'arrivais plus à respirer, et je sentais du sang couler tout autour de moi, teignant l'eau d'un couleur écarlate. Un sanglot m'échappa. J'avais si mal...Si mal.
Lorène...David...Aidez moi...
...Je suis désolé.
Je sombrais dans l'inconscience, mais j'entendis quelqu'un s'approcher. On me saisit sur l'épaule et me mit sur le dos. L'eau délivra une fraicheur apaisante, mais mon corps eut un spasme de douleur. A travers ma vision obscurcie, je vis les trois monstres penchés sur moi, les trois ours, si semblables aux peluches par leurs particularités. La peau autour d'eux sembla se détacher, et à la place, se tinrent trois enfants. Je reconnus Fiona, la tête dans un angle impossible, je vis l'enfant au visage blessé, et un troisième, semblable à l'ours trempé : il était bleu, comme s'il s'était asphyxié.
Fiona se pencha vers moi.
Elle souriait.
-Ne vous en faites pas, monsieur Arthur...déclara-t-elle d'un ton rassurant. Grand-frère ne veut pas que vous mouriez. Il t'aime bien.
-D'habitude, il aime pas les adultes...renchérit l'enfant à la cicatrice. Mais toi, t'es pas pareil !
-Tu es comme nous ! ajouta joyeusement l'enfant asphyxié.
Dans l'obscurité nocturne, leurs visages souriants prenaient des ombres effrayantes.
Un bruit de pas énorme se fit entendre, et les enfants s'écartèrent. Je gémis, incapable de me tourner vers l'origine du son.
Le visage énorme d'un monstre s'avança dans mon champs de vision.
On aurait dit un ours monstrueux : ses yeux étaient des boutons, mais son museau affichait des crocs énormes et nombreux qui le défiguraient. Son poil était ras, mais ressemblait à quelque chose de synthétique. Il baissa les yeux vers moi, et malgré ses yeux peu habituels, je vis une lueur d'intérêt en émaner.
Le grand monstre, plus grand que ne l'avaient été les enfants, grogna. Il posa quelque chose près de moi, mais je ne perçus de cela que l'odeur de sang. Je voulus parler, mais j'en étais incapable, et seul un râle m'échappa. Un frisson de douleur me parcourut, et du sang remonta dans ma gorge, m'étranglant. Le monstre s'en aperçu.
Une voix d'enfant retentit dans ma tête alors que j'étais plongé dans son regard.
-On est pareil, toi et moi. Je détestais mon père autrefois. Il m'a jeté dans une Gueule-de-diable puis il a caché mon corps. Heureusement, Oli était là. Il a toujours été là. Il a récupéré mon corps. Il en prend soin maintenant. Je prendrais soin de toi aussi.
C'était la même voix que celle du cadavre.
Le monstre grogna, un grondement grave et profond. Il s'approcha de ce qu'il avait déposé et dans un bruit de succion commença à y prélever quelque chose.
Il prélevait de la chair.
"Lorène...David..." songeai-je, plein d'une triste culpabilité.
Je sentis de nouvelles larmes se mêler au sang sur mon visage. Dieu...Que j'avais mal...
-Ne t'inquiète pas...fit la voix d'enfant. Tu es avec nous maintenant. On prendras soin de toi. Je t'ai déjà fait un petit ours en peluche...Il te plait ?
Sur mon corps endolori, Fiona posa une peluche faite de cuir d'animaux à laquelle il manquait le haut du crâne. Le rembourrage était encore blanc.
-Il est presque terminé...Ta chair pour lui...Leurs chairs pour moi.
Le monstre eut un ricanement, puis il m'agrippa les cheveux et passa délicatement ses griffes en dessous. Il y eut une grande douleur, puis le sang voila ma vision.
Ce fut la dernière douleur que j'ai ressenti.
Mais je vais bien maintenant.
Mon ours trône à présent près de celui de Fiona. Je l'aime bien Fiona.
Je veux que Grand-frère soit fier de moi.
Alcime a besoin de nous. Ensemble, pour toujours.
Dans la forêt Gueules-de-diable.
"Never lived
you never died
Your life has been denied
They call you
The Lucifer's Angel"

Wattpad Horror Tournament 2015 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant