Aux éclats des conversations grossières – elle apprit plusieurs mots de vocabulaire fort imagés – et aux longs cris de plaisir simulé qu'elle perçut parfaitement de l'autre côté de la cloison de sa chambre, Elena comprit à son réveil qu'elle se trouvait dans un établissement bien mal famé. Malgré la chaleur émise par les trois bûches de chêne qui flambaient dans la cheminée et les couvertures épaisses qui la recouvraient, la jeune fille frissonnait. Elle se remémora rapidement les événements passés et remarqua par la fenêtre munie d'une jalousie que les éclats du soleil ressemblaient à ceux du crépuscule. Elle avait donc dormi toute la journée.
Elena voulut se lever, mais elle rabattit bien vite les draps sur elle, car elle était nue comme un ver. Elle sentit le sang battre contre ses tempes comme un tambour : elle commençait à avoir de la fièvre. Rapidement, elle remercia Dieu de lui avoir accordé la vie, malgré ses nombreuses insolences et de lui avoir permis de trouver un refuge et un accueil bienveillant. Courageusement, elle décida de se lever et s'enroula dans son drap, le serrant fort contre elle. Elle traîna les pieds jusqu'à la porte, embarrassée par son bien peu commode vêtement et tenta de l'ouvrir.
Verrouillée.
- Ce n'est pas possible... murmura à part elle la jeune Barbastre.
Elle s'acharna avec virulence sur la poignée de fer, qui ne céda pas. Un pas lourd se fit soudain entendre dans le couloir :
- S'il vous plaît ! s'exclama Elena d'une voix éraillée. S'il vous plaît ! Je suis enfermée... Je ne...
- Ça va, ça va, princesse, ricana soudain la voix grasse d'une femme. On vient...
Le verrou extérieur fut poussé et la porte s'ouvrit sur la taulière, une grosse femme à la poitrine largement découverte, zébrée de vergetures. Il lui manquait trois dents et ses joues et son nez étaient marqués par cette rougeur crevassée caractéristique des ivrognes. La tenancière était sobre, mais cela ne rassura pas pour autant la jeune Elena qui recula prudemment.
- J'amène la soupe, princesse ! grogna la taulière.
Elle tenait en effet sur un bras un grossier plateau de bois sur lequel on avait posé un bol de gruau et une bouteille de piquette.
- Merci, murmura Elena, effrayée.
Serrant le drap sous ses aisselles pour qu'il ne glissât pas, elle empoigna le plateau et recula encore. Le regard lubrique de la taulière la mortifia. Elle n'eût pas été plus humiliée, songea-t-elle, si ç'avait été celui d'un homme. Un pas de bœuf tonna sur les escaliers et un homme, une sorte de mercenaire à l'accent italien, apparut dans le champ de vision d'Elena. La jeune femme serra les dents et tenta d'adopter l'air le plus digne possible, figée comme une pierre.
- Ça vient, c'te pitance, la Muslo ?
- Ça va, ça va, Sinrumbo, le rembarra la Muslo d'une voix agressive.
Elle claqua violemment la porte, faisant voler les longs cheveux noirs d'Elena. La jeune femme, tenant toujours le plateau entre ses mains tremblantes, lui fut reconnaissante lorsqu'elle l'entendit verrouiller à nouveau la porte. La Muslo semblait vouloir la protéger.
- C'est quoi, cette p'tite Vénus qu'tu nous caches, là ? susurra Sinrumbo d'une voix soudain mièvre et caressante. Tu nous l'avais pas montrée celle-là, dis voir ?
- Tu t'contenteras de la Nuria, gronda la Muslo sur un ton bestial. Celle-la, j'la garde pour qui pourra payer l'bon prix.
Elena sentit un froid glacial parcourir tous ses membres. Ses jambes flageolèrent et elle n'eut que le temps de s'accroupir pour poser le plateau, avant de s'asseoir mollement à même le sol, agitée de frissons violents.
- Et moi, alors ?! insista le mercenaire à l'accent italien. J'ai de quoi pour la Nuria et pas pour cette donzelle ?
- Celle-la l'est pas déflorée et crois-moi je la ferai dépuceler que par un qu'aura la bourse bien remplie ! éructa la Muslo.
Les deux comparses partagèrent un rire lubrique et Elena éclata en sanglots silencieux, se mordant la main pour ne pas émettre le moindre son. L'idée même que l'on pût penser faire d'elle une prostituée la révulsait. Elle avait envie de vomir.
Trois coups sourds furent donnés contre le chambranle de la porte voisine :
- Bon, Sarnagol ! T'as fini avec la Nuria, oui ?! rugit Sinrumbo.
Ce ne fut pas l'homme qui répondit, mais la putain, un peu essoufflée :
- Et ben entre, Sinrumbo, j'ai d'la place pour deux !
Le rire aigu de Sinrumbo accueillit cette réplique, Elena l'entendit entrer dans la chambre et refermer la porte, tandis que la taulière redescendait servir ses clients au rez-de-chaussée. Délaissant le gruau malgré la faim, la jeune femme, ébranlée, se replia sur elle-même et se boucha les oreilles, pour étouffer les remarques scabreuses, les ricanements lubriques, les gémissements puissants de la prostituée et les grognements d'effort des deux hommes, tant de sons qu'elle n'avait jamais entendu et qui la terrifiaient à présent plus qu'une simple nuit de noces. Elle ignora les appels moqueurs de la Nuria et de ses compères, qui la conviaient à travers la cloison à les rejoindre – ce qui lui eût été impossible, protégée qu'elle était par le verrou.
Elena, encore secouée de sanglots, se força à manger le gruau sitôt le silence revenu au premier étage. Elle ne toucha pas au vin, car la bouteille était ouverte, et elle craignait qu'on ne voulût lui faire prendre une médecine abrutissante. La langue sèche, elle retourna dans le lit et se roula en boule, suppliant chaque saint qu'elle connaissait de lui envoyer de l'aide ou, à défaut, un moyen de se donner la mort.
Au moment où elle se proposait sérieusement de briser la bouteille de vin aigre pour s'égorger – chose dont n'importe quelle Barbastre eût été capable, croyez-m'en... –, la cavalcade de deux chevaux se fit entendre et de violents coups de pieds furent donnés contre la porte principale de l'auberge, qui se trouvait juste sous la fenêtre de la chambre d'Elena. Cette dernière sursauta et se sentit remplie d'un effroi terrible en reconnaissant un timbre de voix qu'elle craignait à présent plus que tout :
- Hola, de l'auberge ! Ouvrez !
De nouveaux coups furent assénés, puis la porte s'ouvrit. La voix égrillarde de la Muslo monta jusqu'à la fenêtre aux vitraux rougeâtres d'Elena :
- Mon bon seigneur... que faites-vous dehors par ce temps ?
- Je cherche ma nièce, une jeune dame d'à peine seize ans, cheveux noirs, yeux verts, elle monte une jument grise.
Elena resta immobile, percevant la voix d'Alejandro, voix où on percevait la fureur.
- Non, monseigneur, pas ici...
Une voix jeune, sans doute celle de ce Rodrigue de Vinaros, s'éleva alors, apaisante :
- Savez-vous où elle aurait pu se rendre ? Il nous a semblé qu'un cheval avait traversé la glace du lac, près d'ici, nul doute qu'il s'agisse de la personne que nous cherchions.
- Oh, monseigneur, sans doute une biche malhabile, y'en a tant, par chez nous ! On n'a même plus besoin d'chasser pour s'nourrir, ricana la Muslo.
- Allons, marmonna don Alejandro. Elle a dû courir encore loin, ne perdons pas de temps. Merci, madame, fit-il avec sa courtoisie habituelle à l'affreuse ribaude.
- Monseigneur, s'inclina cette dernière.
Et Elena, incapable du moindre geste, les lèvres frissonnantes, entendit le claquement des sabots – étouffés par la neige – s'éloigner...
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Savvy

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Faena Cumbre
Historical FictionUn mariage arrangé entre deux êtres que tout sépare. Ils ont dix ans d'écart, elle le hait et lui doit sans cesse parer à ses fugues et ses pièges. Découvrez une histoire d'amour tumultueuse, qui donnera naissance au plus terrible des pirates des An...