12. Abstinence

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Le mystère de la disparition aussi brutale qu'inattendue de don Serafin et de son page ne resta pas sans réponse. On sut bientôt qu'ils était partis avant l'aurore, sans même prendre le temps de s'accorder une heure de sommeil, pour ramener le corps de Roque de Barbastre à sa mère.

Là-bas, l'accueil avait été étonnamment chaleureux : le père et la marâtre d'Elena, ainsi que César, son frère aîné, savaient tous quelles avaient été les intentions de Roque à son départ. Ils avaient craint, en repérant la calèche aux armes des Serafin, que don Alejandro ne vînt demander réparation et ne souhaitât se venger du mal commis. C'était là bien mal connaître le capitaine-général du roi. Doña Luisa, à la vue du corps sans vie de son plus jeune fils, fut prise d'une crise de nerfs violente. Ce fut don Alejandro qui s'occupa d'elle, car don Lope et don César, par peur d'un duel, avaient laissé la femme de la maison s'avancer au devant du marquis.

Une fois la calèche déchargée de son triste fardeau, don Alejandro put rencontrer le père d'Elena, qui demanda timidement des nouvelles de sa fille. « Elle va bien » fut la seule réponse que lui fournit le marquis à ce sujet.

- Mais si vous souhaitez lui rendre visite, vous serez toujours reçus à l'hacienda, précisa ce dernier. Encore une fois, je vous assure de ma plus complète tristesse en ce qui concerne la mort de votre fils. J'espère que doña Luisa parviendra à retrouver la joie, je prierai pour vous.

- Est-ce vous qui l'avez tué ? questionna abruptement don César.

Alejandro dévisagea en silence le jeune homme. Ils avaient exactement le même âge, mais César, qui semblait à la fois effrayé et colérique, paraissait plus jeune devant le grand militaire.

- Je ne l'ai pas tué, César. C'est lui qui a tenté de m'assassiner. N'eût été présent un fidèle et prompt serviteur, Roque serait revenu ici avec l'excellente nouvelle de ma soudaine disparition.

Une grimace de mépris déforma la bouche haineuse de l'aîné du clan Barbastre :

- Vous...

- César, je vous prierai de garder votre langue ! haleta soudain don Lope. Vous savez aussi bien que moi que nous ne devons pas prendre la clémence et la bonté de don Serafin pour de la faiblesse ! Votre frère était un sot et un diable ! Ne me faites pas l'affront d'ajouter votre nom à la liste des déshonorés de Barbastre !

- Vous êtes un lâche, monsieur, feula alors César. Un vil lâche. Jamais ma mère n'aurait dû s'unir à vous !

Don Lope baissa les yeux, vert de rage et cinglé par l'humiliation. Don Alejandro ressentit avec embarras tout ce que cette situation avait de pathétique. Il s'inclina devant les deux hommes :

- Je reste votre serviteur.

Il partit sans plus attendre, et après avoir ordonné à de Vinaros d'organiser une garde plus efficace autour de sa propre hacienda. Il déclara à son page qu'il se rendait à Madrid pour affaires et qu'il ne savait exactement quand il reviendrait.

Elena fut donc rassurée par Rodrigue en personne, quoiqu'intriguée par un départ si brusque, sans aucune possibilité de contacter le marquis. Ce baiser que lui avait donné don Alejandro, aussi soudain et fougueux, revenait sans cesse à l'esprit de la jeune femme qui regrettait de n'avoir pu reparler à don Serafin depuis le décès de son frère.

Sans prendre la place de maîtresse de maison, la jeune femme décida de s'impliquer dans la tenue de l'hacienda, ce en quoi les serviteurs - Maryam la première - l'aidèrent chacun à leur manière à trouver sa place. Elena savait que son comportement à son arrivée ne jouerait pas en sa faveur auprès des domestiques, et elle avait craint devoir payer ses insolences et ses méchancetés auprès de don Serafin. Ce qu'elle ignorait était que lorsque ce n'était pas don Alejandro lui-même qui déplorait devant ses plus fidèles serviteurs la triste situation de sa jeune épouse, c'étaient ces mêmes fidèles serviteurs qui démontraient aux plus novices à quel point la jeune Barbastre était à plaindre plutôt qu'à juger. Sans qu'elle le sût, Elena avait rallié l'amitié et la sympathie de la domesticité, avec l'aide du marquis.

Faena CumbreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant