3. Dans la tourmente

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Don Alejandro fit prévenir qu'il courrait chercher sa femme, perdue dans la campagne enneigée. Il emmena avec lui un jeune page de quinze ans, à qui il s'était chargé d'enseigner les rudiments de la guerre.

- C'est la tourmente, monseigneur ! On n'y voit pas à deux pas ! hurla Rodrigue de Vinaros.

Don Serafin et lui chevauchaient côte à côte et le vent leur mordait les joues et le nez. Alejandro sentit du sang couler de ses lèvres craquelées dans sa bouche.

- Comment savez-vous qu'elle a choisi cette direction ? s'égosilla le jeune page, à qui une telle équipée ne déplaisait pas, mais qui s'étonnait de la rapidité avec laquelle son maître avait choisi le chemin à suivre.

- Elle aime les chevaux, répondit don Serafin, dont la voix grave permettait un volume plus bas. Elle n'aurait jamais fait courir le risque de donner une foulure à sa jument en passant hors des sentiers battus.

- Mais pourquoi ce chemin-ci, et pas l'autre ? interrogea à nouveau Rodrigue, de la neige glacée lui entrant dans le nez et les yeux. Pourquoi aurait-elle choisi la forêt plutôt que le grand chemin ?

- Parce que le grand chemin mène au domaine des Barbastre ! rétorqua don Serafin.

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Elena était en larmes. Le vent lui fouettait le visage et les jambes. Une branche basse avait arraché l'une des nombreuses capes dont elle avait pris soin de s'envelopper et elle avait compris cela comme une punition de Dieu. Pourtant il fallait fuir, coûte que coûte. Fuir don Alejandro, fuir César, Roque et don Lope.

- Allons, Luna, allons, murmura Elena en s'allongeant sur l'encolure de sa pauvre jument frissonnante.

La jeune femme avait appris de sa mère comment dresser un cheval à la voix et à la récompense uniquement, et Luna lui obéissait à la perfection. La jeune fille sentit un peu de la chaleur de l'animal pénétrer les couches de vêtements grossièrement enfilés. À l'oreille de sa haquenée, elle soufflait des mots d'encouragement, la poussant à avancer toujours plus loin.

- Il faut être courageuse, Luna, il le faut ! Allons, allons ! Du courage !

Elena, aveuglée par les larmes et le froid qui lui avaient fait gonfler les paupières, avait enfourché sa monture comme l'eût fait un homme pour ne pas perdre la chaleur corporelle de Luna - elle savait que sa mère montait jadis ainsi en cachette et que le Seigneur n'avait jamais rien eu à y redire.

La brave jument progressait, trébuchant parfois, contournant les congères durcies. Elena finit par perdre à demi connaissance, peu habituée à être aussi éprouvée. Luna continuait à avancer, et la petite haquenée fit l'erreur de poursuivre sa marche sur une grande étendue couverte de neige, certes un peu glissante, mais où ni racine ni congère ne viendrait entraver sa marche. Ce fut un craquement sourd et puissant qui tira Elena de sa semi-torpeur. Saisissant les crins de sa jument, elle se redressa pour apercevoir non loin devant elle un lavoir submergé par la poudreuse, et plus loin quelques maisons aux cheminées fumantes.

- Bravo, Luna ! fit Elena, la voix cassée. Tu as réussi !

Elle voulut se pencher en avant pour poser doucement ses lèvres sur l'encolure de sa monture, comme elle avait l'habitude de le faire, mais un détail la retint : si lavoir il y avait, où se trouvait le plan d'eau ? Un second craquement menaçant retentit alors et la jeune fille, avec horreur, comprit qu'elle se trouvait sur un lac gelé et que la glace n'avait supporté son poids et celui de sa jument que par miracle. Prise de panique, elle se pencha vers les longues oreilles attentives de Luna :

- Va ! Va !

La répétition était inutile : le cheval piqua des deux. La glace qui recouvrait le lac ne résista pas plus longtemps et monture et cavalière s'enfoncèrent dans les eaux glaciales. Elena retint un hurlement de douleur : malgré l'épaisseur de ses vêtements, les eaux du lac avaient facilement réussi à pénétrer jusqu'à sa peau et le froid intense lui causait une sensation de brûlure que même un coup de cravache donné par César ne pouvait égaler. La jeune Barbastre eut la présence d'esprit de ne pas descendre de Luna, espérant que celle-ci put avancer dans le lac. Et la courageuse jument, hennissant, se débattit et parvint jusqu'au lavoir. Sans laisser le temps à sa cavalière de s'écrouler au sol, elle s'ébroua et avança jusqu'à la première maison qui semblait présenter un signe de vie. Il s'agissait d'une bâtisse de bois à un étage, des fenêtres de laquelle émanait une lueur jaunâtre. Une lanterne au verre rouge se balançait au gré du vent devant une enseigne aux lettres pratiquement effacées. Un peu isolée du reste du hameau, il s'échappait de la maison quelques rires d'hommes. Luna poussa un hennissement, comprenant que sa maîtresse était dans l'incapacité totale de demander la moindre assistance... La porte s'ouvrit, tandis qu'une voix féminine un peu éraillée par la fumée demandait d'un ton faussement enjoué :

- Il me reste une chambre, une seule, mais pas n'importe la... Oh !

La tenancière, faisant fi du froid mordant, ferma rapidement la porte de sa taverne en découvrant cette toute jeune femme évanouie sur la jument blanche. Une lueur cupide se lut sur les yeux glauques de la femme, elle essuya ses mains grasses sur son tablier et saisit avec rudesse les rênes de Luna, empêchant de son autre main la chute d'Elena.

- Toi, ma jolie, tu ferais mieux de te faire discrète... marmotta la bonne femme.

Elle fit entrer Luna dans une écurie qui sentait le moisi, l'y attacha sans même la déharnacher ou la bouchonner et posa Elena comme un sac sur l'une de ses épaules, se dirigeant vers l'entrée de service de son auberge. Elle monta discrètement les escaliers, entra dans une chambre vide et y alluma un feu dont l'odeur rappelait celle d'une tannerie. Elle déshabilla entièrement la jeune Barbastre pour l'allonger sur un lit aussi dur qu'une plaque de fer. La tenancière observa le jeune corps d'albâtre de la noble un instant avant de rabattre sur elle un drap et quelques couvertures. La tenancière posa les poings sur les hanches et ricana avant de verrouiller la porte :

- ... pas question de te gâcher avec les vilains payeurs que j'ai ce soir...

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Sav

Faena CumbreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant