5. Dix contre un

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Elena crut devenir folle lorsqu'elle entendit les chevaux s'éloigner. Serrant d'un bras le drap qui l'enveloppait, elle se fit violence pour se relever et tenta d'atteindre la fenêtre le plus rapidement possible. À l'aide du bol qui avait contenu le gruau, elle brisa les vitraux. Une jalousie condamnait encore l'ouverture, mais on pouvait parfaitement l'entendre. La voix éraillée par le froid, elle tenta de hurler le nom du marquis lorsque soudain une sorte de peur panique l'envahit : et si le sort qu'il lui réservait était encore pire que ce qui l'attendait si elle restait dans la taverne ? La jeune femme décida que cette pensée était stupide, et se mit à appeler :

- Don Serafin ! Don Serafin !

Alejandro sentit son cœur manquer un battement et il tira brutalement sur les rênes de sa monture, qui se cabra sous la douleur.

- Por la santa madre de Dios ! Elena !

- Don Serafin ! Pitié ! sanglota la jeune femme en tombant à genoux sur les débris de verre rougeâtre. Je suis là...

- De Vinaros, attention !

Sans doute alerté bien en amont par la Muslo, l'un des clients au rez-de-chaussée était sorti discrètement pour épier les deux intrus et les éloigner manu militari si le besoin s'en était fait sentir. Une déflagration retentit, suivie d'un gémissement vaillamment étouffé. Un branle-bas de combat se fit entendre dans la chambre voisine de celle d'Elena : Sarnagol et Sinrumbo rassemblaient leurs effets pour affronter don Alejandro et don Vinaros. La jeune Barbastre trembla de tous ses membres : les deux gentilshommes allaient se faire dévorer vivants ! Elle se releva, ce qui lui coûtait, et se précipita sur la porte pour tenter de la forcer avec hargne.

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De Vinaros était touché. Il tenait encore en selle, mais son maître dut empoigner ses rênes pour le guider jusqu'à quelques maisons, à l'abri des balles. Une fenêtre s'ouvrit à leur passage et la voix effrayée d'un homme âgé demanda :

- Y'a donc eu des morts, à la taverne de la Muslo ?

- Pas encore, mais un blessé, monsieur, répondit don Alejandro, qui sentait couler du sang chaud sur sa main - il maintenait à présent son page par le bras. Nous sommes gentilshommes et mon jeune page est blessé à l'épaule.

- Y vous auraient pas suivis ? s'enquit l'homme, méfiant. C'est qu'i' sont rancuniers...

- Ils sont restés au chaud, rassurez-vous... Puis-je...

Mais la porte d'entrée de la maison s'ouvrit à la volée. Une vieille femme emmaillotée dans un amas de couvertures tendit les bras :

- Allez, allez, mon Julio est vaillant comme un mouton... Donnez-le-moi, vot' gamin... j'm'en charge... Voulez entrer, aussi, m'seigneur ?

- Non, madame, fit don Alejandro d'un ton sans réplique.

Il n'eut pas besoin de prêter main forte à la bonne femme qui saisit Rodrigue, ensanglanté, dans ses bras.

- Vous y r'tournez, m'seigneur ? demanda la vieille, adressa un sourire plein d'espoir à don Serafin. Y mett' de l'ord' ?

- J'y compte bien !

Et il y eut dans les prunelles du marquis un regard si mauvais que la bonne femme recula d'un pas dans sa maison, effrayée, serrant contre elle le corps de Rodrigue. Un vague « Dieu vous garde » fut lancé et don Alejandro tourna bride.

Le marquis de Serafin était un homme doux, juste, qui tentait toujours d'épargner un ennemi qui ne méritait pas la mort. Lorsqu'il entra dans la taverne de la Muslo, en faisant percuter violemment la porte par les fers de son cheval et en rugissant à pleins poumons qu'il étriperait sur la place publique tous les cancrelats qu'il trouverait dans cet établissement de débauche, ce fut pour chacun des hommes attablés une apparition démoniaque. Don Alejandro descendit de sa monture - qui, excitée, alla ruer contre un comptoir -, un pistolet fumant dans chaque main. Il fit exploser le crâne de deux mercenaires qui avaient eu la présence d'esprit de tirer à leur tour une arme sans même donner le sentiment de viser. Le regard flamboyant de fureur, il jeta l'un de ses pistolets à la tête d'un ivrogne qui s'était mis à beugler et qui avait fait mine de tirer un mousquet de sous sa table et glissa la crosse de l'autre dans son ceinturon dans le but de s'en servir comme d'arme en ultime recours.

Puis, don Serafin observa le restant de ses adversaires. Ils étaient quatorze, sans compter deux putains qui avaient fui devant le cheval, et la Muslo, qui s'était ruée au premier étage pour aller chercher Sarnagol et Sinrumbo.

Un sourire diabolique apparut sur le visage du marquis et il dégaina un large sabre aiguisé.

- Avec tous mes regrets, gronda-t-il en pénétrant le regard de chacun de ses ennemis, vous allez payer pour tout ce que j'ai enduré ces temps derniers...

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- Ouvrez ! Ouvrez ! Ouvrez !

Elena se retourna les ongles sur l'épaisse porte en chêne de sa chambre. Elle devait régulièrement remonter le drap grossier qui glissait et révélait sa poitrine, mais sa hargne à vouloir sortir ne s'émoussait pas. D'autant plus lorsqu'elle entendit don Serafin tonner dans la salle commune et des éclats du combat qui suivait. Une grande peur l'envahit à l'idée de ce que le marquis allait lui faire pour avoir fui et avoir sali aussi gravement le nom des Serafin, mais elle savait ce qu'une véritable Barbastre était tenue de faire en une telle situation.

- Ouvrez-moi la porte ! hurla la jeune femme. Fils de...

Elle répéta une injure que Roque et César avaient coutume d'employer en sa présence - et pour laquelle même sa défunte mère lui aurait donné un soufflet - et la porte s'ouvrit aussitôt. Une femme dont les seins débordaient du corset resserré à la va-vite et aux cheveux ébouriffés se présenta dans l'entrebaillement et se fendit d'un sourire :

- Et ben mam'zelle ! Z'êtes bien rouge ! V'nez vite, on va s'enfuir !

La Nuria empoigna Elena par la main, mais cette dernière se dégagea :

- Non ! Je dois l'aider !

- Vot'oncle, là ? Mais il va pas vous écorcher toute vive pour avoir été ici ?!

- Peu importe. Nuria, je vous remercie, mais je dois...

- Va, va, rosit la prostituée, au fond enchantée de découvrir que, malgré sa terreur et sa situation tragique, cette jeune aristocrate avait retenu son prénom. Moi j'mets les bouts, mais y'a une bassinoire dans l'feu, dans ma chambre, va donc voir si tu peux pas prendre ça ?

Un hurlement de douleur monta de la poitrine d'un des ruffians, suivi d'un rugissement de victoire de don Alejandro, qui se battait comme un tigre.

Le marquis était bien sûr inférieur en nombre. Malgré la mise à mal de dix de ses adversaires, il en restait quatre contre lesquels il n'avait rien pu faire. Trois d'entre eux le saisirent par les bras et la tête - don Alejandro était pour eux un géant - et le quatrième dont l'épée s'était brisée sur le sabre de son adversaire, leva le dit-sabre - qu'il avait arraché à Serafin contre une large plaie à la cuisse - au-dessus de sa tête, dans la très évidente intention de l'abattre sur le crâne du marquis qui abreuvait ses ennemis de malédictions. Il se figea brusquement, les yeux exorbités. Une gerbe de braises l'auréola quelques instants, alors qu'un violent son métallique se faisait entendre dans la pièce. Il s'écroula au ralenti, révélant la silhouette tremblante d'une jeune femme, qui brandissait en position de l'aigle une bassinoire dont le contenu fumait à présent autour du corps inconscient. Elena parcourut les visages sidérés qui l'observaient sans dire ou faire quoi que ce fût, et elle sentit avec désespoir le drap glisser de sous ses aisselles. Elle comprit que le dit-drap venait d'envelopper ses chevilles - et ses chevilles seulement - lorsque les yeux des trois ruffians et ceux de son époux s'arrondirent comme des cerises...

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Faena CumbreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant